Les personnes bipolaires vivent un yo-yo émotionnel
De quoi on parle?
Les faits
La série américaine «Homeland» met en scène la confrontation entre un marine de retour d’Irak et Carrie Mathison, agent de la CIA. Le premier épisode révèle que Carrie est bipolaire. Parviendra-t-elle à concilier sa maladie, son travail et ses intimes convictions?
Les dates
La diffusion de cette série plusieurs fois récompensée aux derniers Emmy Awards vient de s’achever sur RTS 1.
Comme l’héroïne de la série «Homeland», 2% de la population sont touchés.
Leur vie ressemble à des montagnes russes. Les personnes atteintes de trouble bipolaire ont un équilibre psychique fragile, rythmé par des périodes d’euphorie, de dépression et d’accalmie. Ce trouble de l’humeur, aussi connu sous le nom de psychose maniaco-dépressive, touche environ 2% de la population. Si ses causes restent mystérieuses, on sait qu’une composante génétique favorise son apparition. Un aspect qui n’a visiblement pas échappé aux concepteurs de «Homeland». Dans cette série américaine, le père de l’agent de la CIA Carrie Mathison souffre du même mal que sa fille. Carrie reste en revanche assez floue sur le début de sa maladie, arrivé un jour «comme ça», dit-elle, quand elle était jeune. Si les premières manifestations surviennent généralement entre 18 et 30 ans, elles sont souvent favorisées par le stress ou un style de vie décousu (manque de sommeil, consommation de drogue, d’alcool). La maladie, qui, contrairement à ce que le feuilleton laisse croire, passe rarement inaperçue, s’exprime de manière très différente selon les patients. La fréquence, la durée et l’alternance même des cycles varient fortement de l’un à l’autre. «D’un côté, il y a ceux qui ne connaissent que quelques épisodes hauts et/ou bas sur plusieurs années; de l’autre, ceux qui ne sont jamais bien», déclare le Dr Giorgio Michalopoulos, psychiatre et chef de clinique au sein du Programme de troubles de l’humeur aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Dans les grandes lignes, le trouble bipolaire se subdivise en deux grands types: le type 1, le plus grave, se caractérise par la présence d’épisodes de manie et de dépression; dans le type 2, la dépression alterne avec des épisodes d’hypomanie, une forme atténuée de la manie. «Les phases «hautes» sont agréables à vivre pour le patient, mais leurs conséquences sur leur quotidien sont tout autres, explique le Dr Pierre Marquet, psychiatre, responsable de la section des troubles de l’humeur et de la personnalité au département de psychiatrie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Lors d’un épisode d’hypomanie, le patient dort moins, accomplit plus de choses, il réfléchit plus vite et se montre plus sociable. Il fonctionne mieux et sa performance est réelle. Au regard des autres, il donne envie.»
La manie: phase de tous les débordements
Dans la crise maniaque, en revanche, ce sentiment d’euphorie vire à l’excès. Malgré un profond bien-être, l’individu dysfonctionne complètement. «Le bipolaire en phase maniaque
passe du coq à l’âne, perd le fil et se désorganise. Tout va trop vite, comme un moteur qui s’emballe», poursuit le psychiatre. Animé par des sentiments de toute-puissance et d’invulnérabilité frôlant parfois le délire, il a tendance à surévaluer ses capacités et à perdre de vue les limites. Il se livre alors à des conduites à risque: vitesse au volant, achats compulsifs, relations sexuelles extraconjugales et non protégées. Son hyperactivité et sa très forte irritabilité compliquent les rapports personnels et professionnels (certains se font licencier), le tout dans un déni total de la situation. Généralement, seule une hospitalisation d’urgence peut mettre fin à cet emballement. C’est d’ailleurs exactement ce qui se passe pour l’agent Carrie Mathison. Sa crise d’euphorie plonge son entourage dans une inquiétude profonde. Ses supérieurs finissent par la licencier. Mais, dans la fiction, les scénaristes laissent croire à un possible génie caché dans ses crises d’excitation, ce qui, malgré la doxa populaire, est loin d’être scientifiquement prouvé (lire encadré ci-contre).
A l’opposé, en phase dépressive, le malade se sent triste, manque d’intérêt, de plaisir et n’a pas d’énergie, ce à des degrés divers. D’autres symptômes typiques de la dépression (insomnie, troubles de l’appétit, difficultés de concentration, pessimisme, dévalorisation de soi, etc.) peuvent y être associés.
Loin d’être plaisantes, ces fluctuations d’humeur ont des conséquences parfois désastreuses. Les débordements propres à l’état maniaque sont de vraies mises en danger. Aussi, il vaut mieux éviter le stress et un rythme de travail irrégulier qui mettent en péril la stabilité de l’humeur. De manière générale, le taux de mortalité est deux à trois fois plus élevé que dans la population générale. Le risque de suicide est, lui aussi, particulièrement haut: 10% des bipolaires mettent fin à leurs jours et 50% ont fait au moins une tentative. De plus, la maladie s’accompagne parfois de toxicomanie (abus d’alcool ou de drogue) ou de pathologies psychiatriques (TOC, troubles anxieux, de la personnalité, etc.).
Difficile à diagnostiquer
En raison de sa nature et des extrêmes auxquels elle conduit, la bipolarité est difficile à diagnostiquer, puisque le patient va consulter à un moment donné: «Selon les symptômes, on peut conclure à une dépression, sans pouvoir prédire que le patient vivra par la suite un épisode maniaque», reprend le Dr Michalopoulos. Mais poser un diagnostic est essentiel, car chaque épisode cause des dommages cérébraux. «Plus on laisse survenir ces crises, plus elles deviennent sévères, durables dans le temps et difficiles à soigner», poursuit le spécialiste.
Pour pallier une vie en dents de scie, des traitements existent. Les stabilisateurs de l’humeur, à base de lithium notamment, sont les plus utilisés. Ils ne sont évidemment pas dénués d’effets secondaires, parmi lesquels un «émoussement» de l’humeur, une forme d’anesthésie affective que certains malades ne supportent pas. Les médecins préconisent également une prise en charge de type psycho-éducative qui consiste à aider le patient à reconnaître sa maladie, son traitement, à les accepter, mais aussi à mieux connaître son «profil bipolaire», pour limiter le plus possible la survenue de ces épisodes.
Les électrochocs sont de retour
On croyait les électrochocs relégués aux oubliettes de la psychiatrie. Loin s’en faut. Au CHUV à Lausanne, l’électroconvulsothérapie (ECT) est proposée aux patients bipolaires souffrant de dépression sévère, gravement invalidante et résistante à toute prise en charge thérapeutique. Dans le dernier épisode de la première saison de «Homeland», Carrie Mathison se résout d’ailleurs à suivre ce traitement tout en étant consciente de possibles effets secondaires. Cette technique consiste à déclencher une crise d’épilepsie dans le cerveau, grâce à des électrodes appliquées sur les tempes. La stimulation électrique provoque «une sorte d’orage, un embrasement électrique dans le cerveau, qui pourrait s’apparenter à une sorte de remise à zéro», explique le Dr Marquet, psychiatre. Loin d’être aussi barbare qu’elle en a l’air, cette thérapie se pratique sous une légère anesthésie et est indolore. «Lorsque ce traitement est prescrit à bon escient, il offre de très bons résultats au terme de six à huit séances,mais il n’est pas anodin. Il provoque en effet lamort de neurones et peut entraîner des pertes demémoire, le plus souvent transitoires. Le risque de rechute est par ailleurs important», conclut le spécialiste.
Tous des génies?
Ben Stiller, Catherine Zeta-Jones, et, à d’autres époques, Vincent Van Gogh, Wolfgang Amadeus Mozart, Balzac… Ces personnages célèbres auraient tous souffert de troubles bipolaires. Quel lien faut-il faire entre le génie, la créativité et la maladie? Une question récurrente, à laquelle les spécialistes peinent à répondre. «Tous les bipolaires ne sont pas des génies. Mais on constate que ces patients, en dehors même des épisodes maniaques et dépressifs, perçoivent le monde avec une grande sensibilité. Très portés sur l’affectif, ils sont capables d’associations fines entre les choses, voire d’éclairages originaux. De plus, en phase d’hypomanie ou, transitoirement, lors de la montée en phase maniaque, ils peuvent être très productifs et parfois créatifs», déclare le Dr Pierre Marquet, psychiatre au CHUV. Mais, comme l’explique le psychiatre Giorgio Michalopoulos, la plupart des patients souffrent vraiment de ces symptômes qui affectent tous les aspects de leur vie.