«Le langage peut être utilisé pour tester la mémoire et ses failles»

Après avoir travaillé dans des universités de langue et de psychologie, vous évoluez pour la première fois au sein d’une Faculté de médecine, en l’occurrence celle de l’UNIGE. Quelles perspectives nouvelles cela vous offre-t-il?
Bio express
1999 Diplôme de l’Université linguistique d’État de Moscou (Russie).
2005 Doctorat en psycholinguistique de l’Université du Maryland (États-Unis). Professeure assistante à l’Université d’Ottawa (États-Unis).
2007 Rejoint la Faculté de psychologie de l’Université de Bristol (Angleterre).
2020 Professeure associée à l’Université de Bristol (Angleterre).
2023 Professeure ordinaire au Département des neurosciences fondamentales de la Faculté de médecine de l’UNIGE.
2024 Codirectrice Pôle de recherche national Evolving Language (PRN Evolving Language).
Pre Nina Kazanina: Travaillant dans le domaine de la recherche fondamentale, je peux aujourd’hui m’approcher au plus près des problématiques médicales. Il m’est en effet désormais possible d’envisager concrètement les potentielles retombées et applications de mes travaux. Les tests complexes que j’utilise dans mes recherches pourraient à l’avenir être adaptés à la clinique et, pourquoi pas, aider au diagnostic de certaines maladies du cerveau. D’où l’importance pour moi d’évoluer à la Faculté de médecine et d’être en lien direct avec les équipes médicales.
Sur quoi portent principalement vos projets de recherche?
J’étudie les mécanismes neuronaux impliqués dans la formation du langage, oral comme écrit. À partir de différents tests menés en temps réel et de l’analyse des résultats obtenus, mon objectif est de repérer ces mécanismes qui se produisent au niveau du cerveau et de les comprendre. Certains de mes travaux les plus récents portent, quant à eux, sur la mémoire, élément indispensable au langage.
Le langage est très complexe… Comment le définir?
Le terme peut évoquer différentes choses: une langue, la littérature ou encore un outil de communication. Pour les médecins, le langage peut être associé aux troubles qui l’affectent, l’aphasie par exemple. Toutes ces approches et définitions sont valables et chacune fait l’objet de nombreuses recherches. Dans le cadre de mes travaux, le terme langage est surtout synonyme de structure encodée spécifique permettant de communiquer des messages, à partir de syllabes, de mots, de phrases. Ces dernières ne sont de loin pas une simple succession de mots. Pour avoir un sens, les mots dont elles sont composées doivent être ordonnés et hiérarchisés. Je pense donc le langage comme un système structuré avec ses bases neuronales et biologiques propres. Ainsi, je cherche à comprendre cette structure et à la déterminer.
Pour y parvenir, quels tests réalisez-vous concrètement?
Dans ce domaine, les tests sont effectués grâce à l’électroencéphalographie (EEG) ou la magnétoencéphalographie (MEG) et visent à obtenir des enregistrements cérébraux. Ces techniques sont non invasives et permettent de visualiser avec une résolution très fine l’activité cérébrale, et plus précisément celle des neurones, activée dans le cadre d’une tâche précise.
Comment se déroulent ces tests?
L’un d’entre eux consiste par exemple à montrer une séquence de cinq images successives à un groupe de personnes. Quatre d’entre elles représentent des objets existant dans la nature, la cinquième est le dessin d’un objet fabriqué par l’homme. Ces séquences d’images défilent à vive allure sur un écran. Le participant ou la participante les observe pendant que son activité EEG est enregistrée à l’aide d’électrodes. Nous avons ainsi notamment pu observer que deux rythmes différents émanent du cerveau, selon que l’image représente un objet naturel ou pas. Ce test nous prouve que le cerveau sain, spontanément, fait la distinction entre les deux catégories.
Vous parlez de cerveau «sain». Il serait donc également possible, par le biais de ces enregistrements, de détecter des troubles de la mémoire?
En effet. Il pourrait être envisageable, à l’avenir, de développer un test clinique à partir de ces données. Il prendrait sans doute la forme d’un examen plus long que celui effectué dans le cadre des recherches fondamentales, qui ne dure que trois minutes. Le langage peut, on le voit, servir pour vérifier le fonctionnement de la mémoire, et notamment les capacités sémantiques d’une personne, et ainsi observer ses éventuelles failles, parfois caractéristiques d’une forme de démence. Ces tests étant passifs, ils pourraient se révéler particulièrement intéressants pour estimer le niveau de compréhension d’une personne répondant difficilement au questionnement direct.
Votre recherche pourrait-elle aussi faciliter le dépistage de troubles du langage?
Sûrement! Un test sur lequel j’ai travaillé à partir d’une séquence de mots aide à repérer si le cerveau construit une phrase à la même vitesse qu’il traite des informations entendues. Il permet de voir si, en quelque sorte, il est capable de suivre le rythme de la parole, sachant que cette dernière est très rapide et composée de quatre ou cinq syllabes par seconde en moyenne. En présence de certains troubles du langage, nous savons que ce n’est pas le cas. Le cerveau ne digère pas assez rapidement le flot de paroles et, par exemple, ne peut pas toujours distinguer toutes les syllabes, ce qui génère parfois des problèmes de compréhension et d’apprentissage.
L’intelligence artificielle (IA) peut-elle vous aider dans vos recherches?
Un projet spécifique du PNR Evolving Language mené par les Drs Laganaro et Borghesani a recours à l’IA pour modéliser le «dictionnaire» d’un individu. Cette approche pourrait en effet venir compléter mes recherches. Leur travail se concentre sur des patients ayant subi un accident vasculaire cérébral ou atteints de démence et chez lesquels l’oubli de certains groupes de mots appartenant à un même champ sémantique est observé. Par exemple, un cerveau sain réagira d’une certaine manière à l’énoncé des mots «pomme» et «orange» sur un EEG car ce sont tous deux des fruits. Mais le cerveau d’une personne atteinte de démence pourrait réagir différemment à ce même duo de mots. En modélisant le vocabulaire d’une personne, il deviendrait possible de détecter certaines lacunes sémantiques. Ainsi, comprendre l’organisation du dictionnaire dans le cerveau de cette personne pourrait aider à dépister et à diagnostiquer ces troubles, voire à proposer des exercices de réhabilitation stimulant les zones cérébrales concernées.
Vous avez d’ailleurs pris, il y a quelques mois, le poste de codirectrice du Pôle de recherche national Evolving Language. Quels sont les principaux défis qui vous attendent?
Déjà, ce centre national de recherche est formidable à de nombreux égards. Il regroupe trois universités, l’UNIGE, l’Université de Zurich et celle de Neuchâtel et explore les origines évolutives et le développement futur de la communication dans le cadre de programmes de recherche. Plus d’une centaine de chercheurs et chercheuses travaillent en science évolutive du langage, sur les langues notamment, mais aussi sur leurs perspectives d’évolution, dans des domaines très variés couvrant l’expertise de la linguistique, des neurosciences et de la biologie, en passant par l’anthropologie, la psychologie, la médecine, la génétique, l’informatique, les mathématiques ou encore la philosophie. Une question en science évolutive du langage est de savoir comment ce dernier pourrait évoluer à l’avenir et, parallèlement, développer des méthodes pour repérer ces évolutions.
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*www.evolvinglanguage.ch
Paru dans Planète Santé magazine N° 56 – Mars 2025

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