La douleur chronique: un langage maladroit du corps
Invisible mais tenace, la douleur chronique touche beaucoup de personnes. Environ 20% des moins de 35 ans et plus de 50% des plus de 75 ans sont concernés. Médicalement, elle se définit comme la présence de douleurs quotidiennes depuis plus de trois mois. La douleur chronique est souvent difficile à appréhender tant par le patient que par le médecin. On sait désormais que les facteurs psychologiques et psychiatriques jouent un rôle primordial dans l’émergence et la pérennisation des symptômes douloureux. Ainsi, la douleur chronique impacte la santé mentale en augmentant le risque de troubles du sommeil, d’anxiété, de dépression et d’idées suicidaires. Mais aussi, plusieurs études longitudinales – ayant suivi des patientes et patients sur le long terme – ont montré que l’existence d’une vulnérabilité psychique favorisait l’émergence ultérieure d’une douleur chronique.
Une dimension émotionnelle forte
Ce type de douleurs a une composante émotionnelle forte. On parle de douleur psychosomatique ou de somatisation lorsque la cause de celle-ci n’est pas élucidée. En langage médical, on appelle cela une «douleur nociplastique». Elle est l’expression d’une souffrance psychique ou psychosociale dans un langage de plaintes corporelles, qui mène la personne à consulter son médecin. Cette dimension émotionnelle de la douleur est généralement perceptible par le soignant, mais souvent méconnue par le patient, qui reste focalisé sur ses plaintes somatiques.
Derrière les sensations de douleur, il y a en réalité un contrôle cérébral qui rend possible une exagération de la sensibilité douloureuse. Cette susceptibilité à la douleur qui se joue au niveau de notre cerveau est elle-même liée à des facteurs psychologiques, si bien que l’apparition des douleurs peut avoir lieu sans qu’aucune lésion anatomique ne permette de les expliquer.
Les sensations douloureuses peuvent prendre plusieurs formes: céphalées, maux de ventre, de dos, etc., et toucher différents tissus comme les muscles et les tendons, par exemple. Elles sont source d’une importante consommation de soins (consultations médicales, médicaments), voire de chirurgies inutiles et dévastatrices, d’où l’importance de les identifier.
Une «parole rentrée»
Si la douleur chronique est fréquente chez les individus ayant été précocement confrontés à des situations d’adversité, les mécanismes sous-jacents sont encore mal compris. Plusieurs auteurs suggèrent qu’elle fonctionnerait comme un régulateur psychique. Autrement dit, les difficultés à reconnaître, comprendre et exprimer des émotions négatives telles que la peur ou la colère expliqueraient cette expression corporelle non analysée par le patient dans sa véritable signification. La douleur peut ainsi se substituer au langage comme moyen de supprimer les émotions intolérables et de détourner l’attention de la détresse émotionnelle. Tout symptôme douloureux inexpliqué –malgré les investigations– doit dès lors être traité comme une «parole rentrée», c’est-à-dire des émotions non exprimées. Inscrire le symptôme dans la biographie du patient en permet une compréhension plus vaste et aura un effet thérapeutique.
Une approche globale
Lorsque la douleur s’éternise et que rien ne permet de la soulager, il est nécessaire d’aborder la situation autrement. Car la douleur chronique est un phénomène pluridimensionnel. Il s’agit, pour le médecin, de regarder au-delà de la douleur physique du patient et de s’intéresser à son histoire de vie pour avoir une connaissance approfondie de son environnement psychologique. C’est ce qu’on appelle une prise en charge biopsychosociale. Les thérapies non médicamenteuses, l’approche psychologique et la communication empathique s’avèrent ainsi souvent plus utiles qu’une énième ordonnance d’antalgiques. Une démarche de soins intégrative, qui refuse de séparer la compréhension somatique et psychologique de l’individu, est la seule utile pour le patient. Qu’il s’agisse de douleurs nociplastiques, de douleurs ayant une cause organique ou d’une douleur mixte, le patient doit être considéré dans sa globalité physique, psychologique et sociale au moyen d’une prise en charge pluridisciplinaire.
Pourquoi j’ai mal?
Il est de mieux en mieux établi que les facteurs développementaux, tels qu’une personnalité névrotique ou l’exposition à des traumatismes psychiques durant l’enfance, jouent un rôle central dans la genèse des douleurs chroniques. Dans la cohorte lausannoise PsyCoLaus, suivant 6000adultes, l’association entre troubles dépressifs, troubles anxieux, traits de personnalité, événements traumatiques de l’enfance et survenue (et/ou persistance) d’une douleur chronique a été étudiée de manière prospective. Un haut niveau de névrosisme et d’extraversion s’est avéré être le meilleur prédicteur de douleur chronique. Des antécédents de dépression et un faible niveau d’extraversion en prédisaient la persistance.
Parmi les événements traumatiques de l’enfance, la séparation parentale, qui constitue un événement fréquent et relativement «banal», multipliait par quatre le risque de développer une douleur de type nociplastique, davantage que les événements traumatiques physiques ou sexuels habituellement décrits comme ayant le plus d’impact. Par ailleurs, la surprotection de la fille par son père constitue un facteur de risque de survenue de douleur à l’âge adulte, aucune donnée significative n’apparaissant chez le garçon.
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* Rouch I, et al. La douleur chronique, un langage malhabile du corps. Rev Med Suisse 2023;9(842): 1690-1692.
Paru dans Planète Santé magazine N° 52 – Mars 2024
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