Une main artificielle permet de recouvrer le sens du toucher

Dernière mise à jour 17/04/14 | Article
Une main artificielle permet de recouvrer le sens du toucher
Fermer les yeux, parcourir du bout des doigts les objets à proximité et traiter le flot de sensations affluant vers notre cerveau. Expérience sensorielle banale tant nos mains explorent machinalement notre environnement.

De quoi on parle?

Les faits

Le 26 janvier 2013, Dennis Aabo Sørensen, amputé d’une partie du bras gauche, entre au bloc opératoire de l’Hôpital Gemelli, à Rome, pour une opération sans précédent: des microélectrodes vont lui être implantées dans les nerfs du bras en vue d’y connecter une prothèse révolutionnaire. Mis au point par l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et la Scuola Superiore Sant’Anna de Pise, le prototype est capable de retranscrire le sens du toucher. Aboutissement du projet européen LifeHand 2, l’expérience a donné lieu à une publication dans Science Translational Medicine le 5 février dernier.

Fermer les yeux, parcourir du bout des doigts les objets à proximité et traiter le flot de sensations affluant vers notre cerveau. Expérience sensorielle banale tant nos mains explorent machinalement notre environnement. Sauf lorsqu’on s’appelle Dennis Aabo Sørensen et que, pour la première fois depuis neuf ans, notre bras gauche est inondé de sensations oubliées.

Ce Danois de 36 ans a perdu la main et une partie du bras gauche en 2004, en manipulant des feux d’artifice lors d’une réunion familiale. Depuis l’accident, il a appris à vivre autrement, aidé d’une prothèse animée grâce à un mécanisme classique d’ouverture et de fermeture de la main artificielle. Le trentenaire s’est, sans hésiter, porté volontaire pour tester durant un mois le prototype de prothèse conçue dans le cadre du projet européen LifeHand 2 par l’équipe du professeur Silvestro Micera, à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et à la Scuola Superiore Sant’Anna (SSSA) de Pise sous l’égide du Ministère de la santé italien et en collaboration avec l’Istituto di Ricovero e Cura a Carattere Scientifico San Raffaele de Pise.

Amputations rares en Suisse

C’est ainsi qu’un matin de février 2013 Dennis Aabo Sørensen, yeux bandés et boules Quiès dans les oreilles, se saisit d’objets et… se découvre capable de les décrire! «La réponse sensorielle de la prothèse était vraiment incroyable, raconte-t-il. Lorsque je soulevais un objet, je pouvais sentir s’il était doux ou dur, rond ou carré.» Identifier la consistance d’un matériau, adapter la force au geste souhaité, autant d’actions impossibles à réaliser avec une main artificielle classique, qui nécessite de contrôler du regard le moindre geste.

La main artificielle est née en 1914

C’est en 1914, en Allemagne, que les premières prothèses équipent les bras des soldats amputés. Enfilées sur les moignons et maintenues grâce à des sangles ceinturant le buste, elles suivent le mouvement du reste du bras, mais ne sont pourvues d’aucune fonctionnalité. En 1956, l’URSS motorise les bras artificiels, ouvrant l’ère des prothèses dites «myoélectriques». La main artificielle peut s’ouvrir et se fermer par le biais de l’autre main ou par la contraction du triceps et du biceps s’ils sont intacts.

Durant les décennies suivantes, l’aspect esthétique ne cesse de s’améliorer, imitant de mieux en mieux la main humaine. Les techniques de motorisation et de contrôle de la prothèse via les muscles intacts sont de plus en plus précises. En 2013, dans le cadre d’un projet européen, une main bionique capable d’affiner le mouvement en utilisant cinq muscles du haut du bras et, surtout, de retranscrire des perceptions tactiles, sort des laboratoires de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne et de la Scuola Superiore Sant’Anna de Pise. La version 2 est attendue pour l’année prochaine.

«Cette absence totale de perception de la prothèse dissuade nombre de patients d’utiliser la leur. Beaucoup préfèrent compenser sans prothèse, en privilégiant la sensibilité restante à l’extrémité de leur membre amputé», témoigne le Dr Thierry Christen, spécialiste au Centre de la main à Lausanne. Cette structure, installée dans les murs du CHUV depuis le mois de décembre, y assure 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 l’activité universitaire des urgences, les consultations et opérations de la main, du poignet et des nerfs périphériques (auparavant gérées à la clinique de Longeraie, à Lausanne).

En Suisse, les cas d’amputation sont rares: dix cas survenus lors d’accidents et deux amputations chirurgicales consécutives à une maladie ou à un accident ont été recensés par l’Office fédéral de la statistique pour l’année 20121. Mais le bouleversement qui découle d’un tel événement, dans la vie sociale, personnelle, comme professionnelle, n’en est pas moins considérable. En cela, la «main bionique» réalisée par l’EPFL et la SSSA pourrait marquer un tournant décisif dans la vie des patients.

Le projet européen LifeHand 2 a réuni la haute technologie de micro-électrodes conçues et testées dans le laboratoire du professeur Thomas Stieglitz à l’Université de Freiburg en Allemagne, l’ingénierie de l’équipe du professeur Silvestro Micera de l’EPFL et de la SSSA et la chirurgie de pointe réalisée à l’hôpital Gemelli de Rome.

C’est dans cet établissement que s’est jouée la première étape du processus, le 26 janvier 2013 sous la direction du professeur Paolo Maria Rossini. L’opération a duré plus de sept heures. L’objectif: implanter deux micro-électrodes, pas plus grosses qu’un cheveu, à l’intérieur de deux nerfs périphériques dans le bras gauche de Dennis Aabo Sørensen. «Sous microscope, nous devions veiller à établir une connexion parfaite de ces électrodes en 64 micropoints à l’intérieur des nerfs», explique le professeur Rossini.

Dix-neuf jours de tests plus tard, l’équipe du professeur Micera a connecté la prothèse au bras du patient. «Comme nous l’avions prévu, les capteurs placés au bout des doigts artificiels ont réagi à la tension de tendons métalliques implantés dans la prothèse. Le système a alors transformé ces informations en courant électrique puis en langage similaire à des impulsions nerveuses par le biais d’une série d’algorithmes», explique Stanisa Raspopovic, chercheur à l’EPFL et à la SSSA. Ainsi traduits, les signaux sont parvenus aux électrodes greffées dans les nerfs périphériques et ont fusé vers le cerveau. «Cela s’est fait à l’échelle de la milliseconde, autrement dit sans délai perceptible, poursuit-il. Lors de ces tests, le temps et les ressources que nous avons investis pendant des années ont soudain convergé, et Dennis Aabo Sørensen est devenu la première personne au monde à retrouver avec une telle finesse et en temps réel le sens du toucher.»

Si l’exploit est largement salué, toutes les questions ne sont pas résolues: «Le risque majeur que l’on peut craindre est l’apparition d’une fibrose (rigidification de la peau) au contact des électrodes qui diminuerait à moyen ou à long terme la sensibilité de la transmission des signaux», indique le Dr Christen.

Au bout d’un mois, conformément à la législation européenne pour ce type d’essais, le prototype a été déconnecté, et les micro-électrodes extraites du bras de Dennis Aabo Sørensen. Mais lui et l’équipe médicale savent que l’histoire ne s’arrête pas là. La version 2 de la main bionique est en cours de réalisation et devrait être testée sur plusieurs patients en 2015. Les protagonistes du projet LifeHand 2 espèrent pouvoir offrir une prothèse tactile viable sur le long terme dans les dix années à venir.

De la prothèse au cerveau

 

1. Données provisoires, chiffres définitifs connus en mars 2014. (Le Matin)

En collaboration avec

Le Matin Dimanche

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