Le secret médical en danger
En 2013, en l’espace de quelques mois, deux jeunes femmes –Marie et Adeline– ont été assassinées par des condamnés qui avaient bénéficié d’un allégement dans l’exécution de leur peine. Dans la foulée, invoquant la sécurité publique, les cantons du Valais, de Genève et de Vaud ont souhaité modifier la loi d’application du code pénal suisse (LACPS). Jusque-là, le cadre légal prévoyait le droit, pour les médecins, de signaler des situations de mise en danger d’autrui. Les révisions introduisent un devoir d’information pour les thérapeutes en milieu carcéral.
Ce n’est pas la première fois que le secret médical est remis en cause dans le discours public. Monique Lehky Hagen, présidente de la Société médicale du Valais, s’est totalement opposée à la modification de la loi pour plusieurs raisons. L’une d’elles étant que le rôle du médecin chargé de soigner le malade afin de diminuer sa «dangerosité» ne peut, ni ne doit, être mélangé avec un rôle de médecin-expert dans des cas aussi critiques. «Il y a une confusion dangereuse et inadmissible des rôles entre médecins traitants et médecins experts. Le médecin-expert doit pouvoir apprécier le cas de façon la plus objective possible, ce qui sera difficile pour un médecin impliqué dans une relation de confiance avec un détenu jugé dangereux», explique la présidente de la SMV.
Modification de la loi
En Valais, après d’âpres débats, la modification de la LACPS introduit une obligation de signalement pour les médecins psychiatres et les psychologues uniquement dans le cadre de traitements ordonnés par un juge. Les faits à signaler seront décrits de façon claire et simple à comprendre, une évaluation de cas en cas sera introduite et le signalement sera fait au médecin-psychiatre de la commission de dangerosité pluridisciplinaire du canton du Valais, c’est-à-dire de collègue à collègue. Pour Monique Lehky Hagen «le compromis adopté par le parlement Valaisan en deuxième lecture tend à minimiser les dégâts. Reste à voir comment il sera appliqué».
Mais il n’y a pas que dans le cadre des détenus jugés dangereux que le secret médical est menacé. Récemment, le suicide du copilote de la Germanwings (voir encadré) a remis en question la confidentialité autour de la santé des pilotes d’avion. Trois experts romands rappellent ce que représente le secret médical et pourquoi il est important de le défendre.
L’affaire Germanwings
En mars dernier, Andreas Lubitz, qui souffrait d’une dépression, précipitait un Airbus A320 de la compagnie Germanwings contre une montagne, entraînant dans sa mort 150 personnes. Le fait que le copilote ait pu cacher son état de santé à ses employeurs a poussé l’Office fédéral de l’aviation civile (OFAC) et les parlementaires à proposer une levée partielle du secret médical touchant les pilotes.
Pour Dominique Sprumont, professeur à l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel, ce cas de figure est similaire à celui des meurtres commis par des prisonniers dangereux. «C’est aussi un milieu très protégé, où la sécurité est maximale. Mais il faut être très attentif au fait que, dans un cas comme dans l’autre, ce sont les systèmes de sécurité qui n’ont pas fonctionné. Il a été démontré que ces drames n’avaient aucun lien avec le secret médical, mais c’est lui qui est pointé du doigt. Pour les politiques, il est beaucoup plus simple de remettre en question le secret médical que de s’interroger sur les véritables causes de ces événements, autrement dit les ressources disponibles pour garantir le respect et la fiabilité des systèmes de sécurité. Ajouter de nouvelles lois ne fait que donner l’illusion de plus de sécurité».
Dès lors, lever le secret médical pour les pilotes ne fait aucun sens. La question centrale est ailleurs et concerne avant tout la sécurité et la santé au travail, pas le secret médical. «Il s’agit de définir des contrôles que l’on doit établir pour encadrer les professionnels qui exercent des activités présentant des risques directs pour autrui. La profession de pilote n’est pas la seule concernée», souligne le professeur Sprumont.
Pour le professeur Mauron, lever le secret médical des pilotes est «une manière de dédouaner les compagnies d’aviation qui ont leur propre système et leurs propres outils. C’est une facilité de se retourner contre le médecin traitant alors que l’expertise dans le monde du travail a été laxiste jusque-là».
Pourquoi le secret médical est-il indispensable?
«Le secret médical est un instrument de travail indispensable, comme une bêche l’est pour un jardinier. On ne peut pas nous en priver juste parce que c’est un instrument potentiellement dangereux!», relève Mme Lekhy Hagen.
Directeur de l'Institut Ethique Histoire Humanités à Genève, le Professeur Alex Mauron définit le secret médical comme une valeur qui façonne le lien entre les patients et leur médecin. «Une médecine sans secret médical fabriquerait des garagistes du corps!» Dans la population, le maintien de la confidentialité est l’une des attentes les plus ancrées. Pour chacun d’entre nous, cela va de soi que ce qui est dit au médecin ne sortira pas du cabinet. «Le secret médical n’est pas un étouffoir, c’est un cadre juridique et c’est la crédibilité de ce cadre légal qui est en danger si on introduit des exceptions sous le coup d’événements tragiques qui suscitent une forte émotion».
Le secret médical est-il vraiment menacé?
Dominique Sprumont, professeur à l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel, le confirme. «Plusieurs nuages s’accumulent dans ce domaine, notamment avec les meurtres de Marie et d’Adeline ou avec l’affaire Germanwings. Et toute atteinte au secret médical est une atteinte à notre sécurité».
Pour le professeur Alex Mauron, le secret médical a en réalité toujours été en danger puisqu’il s’agit selon lui d’une institution vulnérable à certains discours populistes de remises en question et de réponses du type «y’a qu’à…». «Des raisons de le faire apparaître comme une vieillerie, une marotte de médecins, ont existé à toutes les époques et les "prisonniers dangereux" sont le dernier avatar de cette remise en question».
Dossier médical électronique et risques de fuite
Durant des mois, de nombreuses données médicales de patients romands, tests de dépistage du sida entre autres, ont été visibles sur le Web suite à une inattention d’un informaticien du groupe de laboratoires Synlab. La numérisation des dossiers médicaux comporte donc le risque que nos données se baladent dans la nature, mais le professeur Dominique Sprumont, de l’Institut de droit de la santé de l’Université de Neuchâtel, ne considère pourtant pas ce risque comme inquiétant. «Des mesures de protection très contraignantes existent et sont faciles à mettre en œuvre. D’un point de vue technique, le risque de pouvoir accéder au dossier des patients existe, mais c’est aussi le cas pour les dossiers “papier” que n’importe quelle blouse blanche peut consulter».
Ne se trompe-t-on pas de cible?
Pour la Présidente de la Société médicale du Valais, c’est une évidence. «Ce qui est visé, au fond, c’est une optimisation de la communication entre les différents intervenants. Cela peut déjà se faire de façon correcte dans le cadre légal fédéral sans aucune introduction d’obligation de renseigner arbitraire.»
Le professeur Mauron rappelle, de son côté, que le secret médical n’a jamais été absolu et qu’il n’est pas nécessaire qu’il le soit. «Les exceptions pour lesquelles le médecin doit faire un signalement sont clairement établies par la législation. Il existe déjà toute une jurisprudence sur les mesures que peut prendre un médecin en matière de dangerosité psychiatrique».
«Le risque zéro n’existe pas», souligne le professeur Sprumont. «Si c’est ce type de société que l’on veut, ce n’est pas au secret médical, qui est fondamental, qu’il faut s’attaquer. Même si c’est plus facile et moins coûteux de s’attaquer à cela plutôt que de se pencher sur le problème des ressources financières nécessaires pour assurer la sécurité dans les prisons en matière d’effectifs en personnel et de formation… On pourrait aussi s’interroger sur le rôle des médecins, des soignants, des thérapeutes et celui des experts. Parfois, le médecin traitant est le dernier lien d’un patient avec la société».
Quels sont les risques d’un secret médical assoupli?
Pour la Présidente de la Société médicale du Valais, une obligation de renseigner met en péril le lien de confiance indispensable entre le médecin et son patient pour assurer un traitement efficace. Le prisonnier dangereux tendra à occulter certains faits dont le médecin n’aura donc plus connaissance, ce qui rendra la situation plus dangereuse. «Casser un système cohérent aussi fondamental de notre jurisprudence en créant des exceptions par-ci par-là suite à des événements isolés et médiatisés est délétère. C’est le principe du secret médical et sa cohérence qu’il faut défendre».
Le professeur Sprumont abonde dans son sens. «Les modifications à la loi apportées par les cantons de Vaud et du Valais sont inquiétantes. On se trouve dans une situation paradoxale dans laquelle il y a des personnes dangereuses dont la société doit être protégée. Mais ces personnes sont aussi des patients qui ont besoin de soins dans un cadre médico-légal. Essayer de forcer les médecins à les dénoncer est aberrant parce que le patient ne parlera plus s’il sait que le médecin répète ses confidences».