Affaire Arafat: l’enquête des limiers suisses
Les faits
12 octobre 2004. L’ex-président palestinien Yasser Arafat tombe malade après un repas du soir. Nausées, maux de ventre et diarrhées importantes l’affaiblissent. A l’hôpital militaire de Percy (FR), où il est transféré, les médecins ne peuvent ni le guérir ni identifier la cause de son état. Yasser Arafat décède le 8 novembre. Aucune autopsie n’est pratiquée.
Huit ans plus tard, l’affaire rebondit quand la veuve de l’ex-président, par l’intermédiaire d’un journaliste d’Al-Jazeera, demande au Pr Patrice Mangin du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) de rechercher les causes de la mort. L’institution a une réputation internationale établie par de nombreuses enquêtes, menées notamment au Timor Oriental et en ex-Yougoslavie. Par ailleurs, «le fait que le CURML soit suisse – et pas américain, israélien ou français – contribue à ce choix», relève François Bochud, professeur de physique médicale au Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
«Au départ, il s’agit juste d’une deuxième lecture du dossier médical de Yasser Arafat», poursuit-il. Le Pr Mangin et un collègue s’en chargent et concluent que les soins délivrés à l’hôpital militaire de Percy étaient parfaitement adéquats. Sur la base des informations du dossier, on ne peut déterminer la cause de la mort. «Dès lors, la piste de l’empoisonnement restait ouverte».
Après vingt-deux mois d’investigation, les conclusions sont explosives. Les résultats des spécialistes suisses et l’exhumation de la dépouille du leader palestinien permettent de «soutenir raisonnablement que la mort de Yasser Arafat est la conséquence d’un empoisonnement au polonium 210». L’un des scientifiques de l’équipe, le professeur Bochud, nous raconte une enquête «qui n’arrive qu’une fois dans une vie».
Le coup de théâtre: des effets personnels radioactifs
Pour relancer le dossier, la veuve de Yasser Arafat propose d’analyser des effets personnels de l’ex-président (vêtements, médicaments, produits d’hygiène), datant de ses derniers jours et demeurés intouchés chez son avocat à Paris. Des tests génétiques permettent de s’assurer que les affaires appartiennent bien à Arafat. Une recherche de poison chimique est réalisée. Elle est négative.
Par acquit de conscience, le Pr Mangin demande une analyse de la radioactivité à l’Institut de radiophysique du Pr Bochud. Ni l’un ni l’autre ne s’attendent à un résultat positif. «Les médecins français avaient mesuré les rayons gammas chez Arafat. Nous allions le faire aussi sur ses affaires. J’ai proposé de chercher aussi du polonium 210, un élément utilisé en 2006 pour tuer Alexander Litvinenko, un dissident russe», poursuit le Pr Bochud.
Coup de théâtre: des possessions d’Arafat sont radioactives et montrent une activité de polonium anormalement élevée.
Thé vert au polonium
Le polonium est présent dans l’environnement en minuscules quantités. On en produit artificiellement, presque exclusivement en Russie, une centaine de grammes par an pour de rares usages industriels. Il est très radioactif mais n’est pas dangereux pour l’homme, du moins tant qu’on ne l’ingère pas.
Le polonium comme arme, le monde l’a découvert en 2006. A Londres, Alexander Litvinenko, un opposant à Poutine, meurt après trois semaines de terrible maladie. Les diarrhées et vomissements qu’éprouve l’ex-espion n’ont tout d’abord pas d’explication. Mais, à son décès, les autorités britanniques révèlent qu’il a été empoisonné à l’aide de polonium. Le thé vert qu’il buvait le 1er novembre 2006 en avait été assaisonné de quelques microgrammes par deux compatriotes.
Dans les jours qui suivent le décès de Litvinenko, les Britanniques ne sont pas les seuls à s’inquiéter. «Des Suisses étaient passés par les mêmes endroits que Litvinenko. A la demande de l’Office fédéral de la santé publique, nous avons examiné des échantillons qu’ils ont fourni», se souvient le Pr Bochud. Le laboratoire lausannois disposait ainsi dès 2006 d’une bonne méthode de mesure du polonium dans l’urine. De plus, l’Institut de radiophysique mesure régulièrement le polonium dans les os pour deux raisons. «Il permet de dater un cadavre et de savoir s’il est du ressort de la police ou des archéologues. Nous surveillons aussi la radioactivité dans l’environnement et la mesure du polonium dans les os contribue à cette activité.»
«Sans cette expérience, nous ne nous serions jamais risqués à le doser chez Arafat, conclut le Pr Bochud. Nous estimions avoir le recul nécessaire pour une mesure délicate.»
L’autopsie, huit ans après
3 juillet 2012. La chaîne d’informations qatarie Al-Jazeera présente les résultats de l’analyse lausannoise sur les effets personnels d’Arafat. L’information d’un possible empoisonnement fait sensation. «A la fin du reportage, on nous demandait comment poursuivre l’enquête, se souvient le Pr Bochud. Nous répondions que l’unique moyen d’aller plus loin serait d’exhumer la dépouille d’Arafat.»
Après des mois de négociations entre la veuve, l’Autorité palestinienne et la justice française (lieu où la veuve a porté plainte), l’exhumation a lieu le matin du 27 novembre 2012. Trois équipes internationales sont présentes. L’une est dépêchée par la justice française. L’autre, russe, est là à la demande de l’Autorité palestinienne. L’équipe de Lausanne est mandatée par cette dernière ainsi que par Mme Arafat. Elle se compose de six personnes: le professeur de médecine légale Patrice Mangin et un préparateur, le Pr Bochud et un radiochimiste, une anthropologue et un porte-parole.
Avant d’ouvrir la tombe de Yasser Arafat, nul ne pouvait prédire dans quel état serait sa dépouille. «Du fait du climat de la région, il y avait une chance non négligeable que le corps soit dans un état de conservation relativement bon et que l’on puisse mesurer la radioactivité de ses organes.»
Rien de cela pourtant: c’est un squelette que l’on découvre. Un médecin palestinien réalise les prélèvements, ils sont répartis en quatre jeux: un par équipe internationale et un pour l’Autorité palestinienne. Ils arrivent en Suisse par la valise diplomatique.
Du plomb dans l’analyse
5 novembre 2013. Les experts suisses présentent le rapport de l’autopsie. Une quantité importante de polonium se trouve bien dans les os d’Arafat, confirmant apparemment les résultats obtenus lors de l’analyse des effets personnels.
Il y a cependant un hic : du plomb 210 est aussi présent dans les ossements, ce qui plaide contre l’hypothèse d’un empoisonnement au polonium. En effet, le polonium fait également partie d’une longue chaîne de transformations: avec le temps, l’uranium 238 se désintègre, donnant naissance à du radium, qui finit par produire du radon. Le radon crée du plomb 210, qui produit du polonium.
Dans le cas d’Arafat, on est en droit de penser que le polonium mesuré est né du plomb également détecté. Et donc que la personne a été exposée à une contamination par du radium ou du radon plutôt que par du polonium.
L’empoisonnement écarté?
L’empoisonnement est-il infirmé? A Lausanne, on n’est pas convaincu. «Les quantités de polonium et de plomb 210 mesurées dans les os de Yasser Arafat restaient largement supérieures à ce que l’on aurait dû trouver chez quelqu’un qui ne fumait pas et qui n’avait pas manipulé du radium durant sa vie», insiste le Pr Bochud. Mais pour les scientifiques français, ce polonium et ce plomb sont parvenus dans les os car la tombe contenait du gaz radon.
L’équipe du CHUV, munie sur place de deux spécialistes en radiations, réfute cette affirmation. Selon les mesures qu’elle a réalisées, la tombe ne contenait pas assez de radon pour expliquer les taux de plomb et de polonium présents dans la dépouille du leader palestinien.
«Si empoisonnement il y avait eu, peut-être cette quantité de plomb était-elle due à des impuretés présentes dans la source de polonium utilisée.» Pour en avoir le cœur net, le Pr Bochud et son équipe commandent en Tchéquie un échantillon de polonium.
Mesuré, celui-ci n’est pas totalement pur. Il contient quelques traces de plomb 210, vestiges du procédé de fabrication. Or, ce plomb radioactif se désintègre beaucoup plus lentement que le polonium. Si une telle source a été utilisée pour empoisonner quelqu’un, il serait tout à fait normal qu’après huit ans il y ait autant de polonium que de plomb dans les os.
Cette dernière brique du raisonnement permet à l’équipe du CHUV d’affirmer que l’hypothèse de l’empoisonnement est possible.
Affaire élucidée ?
En définitive, l’exhumation de Yasser Arafat a donc bien confirmé la présence de polonium dans ses os. Les symptômes qui ont conduit à sa mort sont compatibles avec un empoisonnement par la radioactivité. Pour les experts suisses, la quantité de polonium présente dans la dépouille ne peut s’expliquer par la vie de l’ex-président ou par une contamination de sa tombe. Le plomb présent dans ses os, enfin, peut être la conséquence d’une impureté dans le polonium utilisé pour l’empoisonnement.
Lausanne referme son dossier: pour le Pr Mangin, le Pr Bochud et leurs collègues, l’hypothèse de l’empoisonnement est «raisonnable». La balle est maintenant dans le camp de la justice française.