Cet étrange cancer du pancréas qui ne touche que les femmes
Les tumeurs mucineuses du pancréas ont de quoi surprendre. Elles se développent dans le corps ou la queue de l’organe et elles ne sont pas en contact avec le canal qui le traverse, alors qu’habituellement les cancers du pancréas se situent le plus souvent dans sa tête et prennent naissance dans ce canal. Ces tumeurs affectent principalement (à 95%) des femmes, jeunes d surcroît, ce qui est d’autant plus étonnant que le pancréas est peu soumis aux hormones sexuelles. En outre, on y retrouve du tissu de soutien de l’ovaire. «J’ai été perturbée par toutes ces caractéristiques bizarres», explique la Dre Intidhar Labidi-Galy. La cheffe de clinique au Service d’oncologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) a donc cherché à découvrir l’origine de ces singularités. Cette spécialiste des cancers gynécologiques a eu la puce à l’oreille en constatant que ces kystes mucineux du pancréas ont, sur le plan clinique, de nombreux points communs avec ceux des ovaires. En outre, ils ont «la même signature génétique». Pour elle, cela ne pouvait s’expliquer qu’en remontant à la formation de l’embryon, seule période durant laquelle ces deux organes sont proches l’un de l’autre.
Migration et multiplication
Dans l’embryon très précoce – entre quatre et six semaines –, des cellules germinales primordiales (précurseurs des ovocytes chez la femme et des spermatozoïdes chez l’homme) le traversent de haut en bas. «Au cours de leur migration, elles se multiplient, précise l’oncologue. Elles ne sont qu’une centaine au début du voyage et plus de 1 700 à la fin». Ces cellules pourraient-elles être à l’origine des tumeurs mucineuses? «Cela justifierait leur localisation dans le pancréas et la présence du tissu ovarien, sans toutefois expliquer pourquoi elles affectent principalement les femmes.»
La Dre Intidhar Labidi-Galy et son équipe, en collaboration avec des collègues américains du Brigham and Women’s Hospital de Boston, ont donc entrepris de tester cette hypothèse. Ils ont écumé des banques de données publiques afin de comparer les profils génétiques de tumeurs du pancréas «classiques» (les adénocarcinomes), de tissus sains de l’organe, de cellules germinales embryonnaires et de kystes mucineux du pancréas. Le résultat n’a laissé planer aucun doute: vus sous cet angle, ces kystes «sont très proches des cellules germinales, mais différents des carcinomes du pancréas». Les mêmes conclusions s’appliquent dans le cas de l’ovaire. Les deux types de tumeurs mucineuses ont donc une origine commune. «Notre hypothèse était donc confirmée», se réjouit la doctoresse des HUG.
Erreurs de parcours
Que se passe-t-il? «Lorsque les cellules germinales primordiales migrent, il se produit parfois des erreurs», explique l’experte. Certaines d’entre elles, au lieu d’atteindre leur destination finale (les ovaires), «s’arrêtent en chemin». Chez les femmes adultes, il reste alors des «reliquats de cellules embryonnaires» qui, sous l’influence de facteurs de risque comme le tabac, peuvent développer des tumeurs à l’endroit où ils se trouvent (lire encadré).
Ces recherches pourraient avoir des implications cliniques. Les cancers de ce type sont très rares – «aux HUG, nous en diagnostiquons trois ou quatre par an sur les ovaires et un à deux sur le pancréas, contre environ 500 cancers du sein», selon l’oncologue. Lorsqu’ils sont traités précocement, ils peuvent être ôtés chirurgicalement, mais s’ils font des métastases, ils sont très agressifs et le pronostic de survie n’est que d’un an. «Si nous arrivions à déterminer à quel stade de leur développement les cellules germinales cessent de migrer, nous pourrions tenter d’intervenir». Il serait alors possible de substituer aux chimiothérapies classiques des thérapies ciblées et d’ouvrir ainsi la voie à un traitement oncologique personnalisé.
D’autres organes affectés
Outre le pancréas et les ovaires, les kystes mucineux peuvent affecter d’autres organes ou tissus, comme le foie ou le péritoine (la membrane qui tapisse les parois intérieures de l’abdomen), situés sur le trajet qu’empruntent les cellules germinales primordiales lors de leur migration dans l’embryon. Lorsque ces cellules s’arrêtent en chemin, elles favorisent, plusieurs décennies plus tard, le développement de ces tumeurs particulières. Toutes peuvent faire des métastases contre lesquelles les oncologues sont démunis.
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Paru dans Planète Santé magazine N° 33 - Mars 2019