«Les enfants qui posent de gros problèmes souffrent de leur condition»

Dernière mise à jour 19/03/19 | Questions/Réponses
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Directeur du Centre interfacultaire en droits de l’enfant et professeur ordinaire à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, le professeur Philip Jaffé sera, dès 2019, l’un des prestigieux membres du Comité des droits de l’enfant de l’ONU. Sans détour ni complaisance, il nous parle de son ascension professionnelle, mais aussi de celui qui est depuis toujours au cœur de son travail, l’enfant.

Bio express

1958 Naissance à Port-of-Spain, Trinité et Tobago.

2008 Émigration de Genève à Sion, Valais.

2009 et 2012 Père et «re-père».

Dès 2015 Directeur du nouveau Centre interfacultaire en droits de l'enfant de l'UNIGE

29 juin 2018 A l’ONU, New York, élection au comité des droits de l’enfant.

     

©Laetitia Gessler
Planète Santé  Vous êtes le deuxième Suisse à avoir été élu membre du Comité pour les droits de l’enfant de l’ONU. Parlez-nous de ce nouvel engagement.

Pr Philip Jaffé  Ce comité s’occupe de surveiller comment les Etats parties appliquent les dispositions de la Convention des Nations Unies relative aux droits de l’enfant, la convention la plus ratifiée au monde. Le Département des affaires étrangères a proposé ma candidature. C’est un honneur. Ayant travaillé avec des ONG, j’ai toujours eu cette perspective internationale. Nous avons mené à New York une campagne électorale en bonne et due forme. C’est un processus très chronophage. Il faut persuader les 196 états membres qu’on est un bon candidat, faire très bonne figure, répondre à beaucoup de questions et avoir la peau très épaisse. C’est le Graal d’accéder à ce perchoir, de pouvoir observer comment les enfants sont pris en charge et existent dans leurs sociétés respectives. Être prof d’uni, c’est bien, mais être élu à l’ONU, c’est pas mal aussi!

Revenons un peu en arrière, quel enfant étiez-vous?

J’étais un enfant compliqué, probablement un peu haut potentiel, sûrement avec des troubles du comportement, super anxieux et casse-cou!

Est-ce pour cela que vous avez choisi la voie de la psychologie?

Je suis devenu psychologue pour deux raisons. D’abord, j’ai été très tôt en contact avec le milieu de la psychiatrie. Ma mère travaillait comme responsable des bénévoles à l’Hôpital psychiatrique de Belle-Idée à Genève. Je l’y accompagnais souvent. J’ai été moi-même bénévole très jeune. J’ai aussi fait des stages en sociothérapie. A l’époque, il n’y avait pas autant de médicaments qu’aujourd’hui. L’expression du désordre et de la maladie mentale était très visible. Et je trouvais cela fascinant. Et puis, je croisais souvent Jean Piaget lorsque j’allais à l’école, parce qu’il habitait tout près de chez moi. Il arrêtait parfois les enfants et nous posait des questions bizarres. C’était un personnage fascinant. Il était collègue de mon père, aussi professeur d’Université. Mais mon père ne savait pas trop sur quoi travaillait Piaget. A l’époque, la psychologie n’était pas la bienvenue dans un monde scientifique pur et dur.

Le titre de votre ouvrage, L’enfant toxique*, est très provocateur…

Cela faisait longtemps que je voulais appeler un chat un chat. Il y a des enfants compliqués qui désespèrent leur entourage et l’épuisent. Ils rongent la bienveillance et la bonne volonté de leurs parents jusqu’à la rupture, parfois. Ce n’est pas l’enfant en lui-même qui est toxique, mais il y a une série de paramètres qui font qu’on arrive mal, voire plus, à s’en occuper. C’est avant tout un titre-métaphore, une formule choc qui vise à libérer la parole. D’ailleurs, depuis la sortie du livre, plein de familles et d’enseignants me disent qu’ils osent davantage parler de ce qu’ils vivent. Beaucoup s’y retrouvent. Ceux qui me connaissent savent que je ne cherche pas la provocation, mais que j’aime remuer les choses.

Alors, qu’est-ce qu’un enfant toxique?

D’abord, j’aimerais préciser que ce livre n’est pas un ouvrage scientifique, mais plutôt une synthèse d’idées qui me trottaient dans la tête depuis longtemps. J’y dresse, de façon personnelle et non exhaustive, un catalogue de profils d’enfants qui compliquent la vie de leurs parents. Ils ont en commun de trancher avec cette représentation générale qui voudrait que tous les enfants soient beaux, gentils et fassent le bonheur de leurs parents. Ce n’est pas toujours vrai. Il y a des cas extrêmes qui génèrent beaucoup de souffrance et de casse.

Ce n’est pas très optimiste comme point de vue…

Ces enfants nous donnent de grandes leçons d’humilité. En tant que psychologue clinicien, il m’est arrivé de ne pas voir d’issue favorable, d’être face à des enfants et des parents à bout de forces. Et puis, une quinzaine d’années plus tard, ils me recontactent. Ce sont des adultes qui fonctionnent étonnamment bien. Ils ont fait le tri, trouvé d’autres modèles et d’autres soutiens. Ils ont progressé malgré la capacité insuffisante de leur entourage à les encadrer.

Un enfant qui pose problème n’est-il pas avant tout un enfant en souffrance?

Certains oui, mais pas tous. Dans mon livre, je parle par exemple de ces enfants qui ne perçoivent pas la souffrance et qui n’éprouvent aucune empathie. Mais en règle générale, les enfants qui posent de gros problèmes souffrent en réalité de leur condition, du décalage dans la façon dont leur milieu réagit à leur comportement. Je pars de l’idée bienveillante que ceux qui ne sont pas dans la norme dysfonctionnent, à leur manière, pour moins souffrir et parfois appeler à l’aide. Le but n’est pas de constater en laissant tout ce monde macérer dans son jus, mais de leur venir en aide.

Pour un père ou une mère, ce n’est pas forcément évident de demander de l’aide.

Encore une fois, il faut tordre le cou au mythe selon lequel les parents doivent être armés pour s’occuper de tous les enfants. Pas tout le monde n’est sophistiqué et n’a les outils pour affronter des situations difficiles. Et tout le monde ne sait pas que des consultations existent. Il n’y a pas de raison de rester seul. Quand il y a péril en la demeure, il faut chercher de l’aide. Être suffisamment humble pour admettre qu’on n’y arrive pas.

Alors comment s’en sortir?

Les enfants et les familles en difficulté ont beaucoup de chance si les parents cherchent du soutien auprès de leur entourage, pour commencer. Il n’y a pas de mal à y mettre du sien et à vouloir trouver des solutions par soi-même. Mais si on n’y arrive pas, il faut consulter. Il y a chez nous une pléthore d’offres sociales et thérapeutiques, du lundi au dimanche. Les parents doivent frapper à toutes les portes, jusqu’à trouver la bonne. Plus le tableau est particulier et extrême, moins il y a de spécialistes formés. Les professionnels de l’aide n’ont pas de réponses à tout. On offre ce qu’il y a de mieux, mais cela ne fonctionne pas toujours malheureusement. Tous les thérapeutes ne se valent pas. Certains sortent du lot car ils ont des qualités supérieures sur le plan des compétences thérapeutiques. Les parents suffisamment sophistiqués sentent ce qu’il y a de mieux pour leur enfant. Ils perçoivent quand la réponse qu’on leur apporte n’est pas adéquate. Il faut écouter son baromètre intérieur.

Comment mener une parentalité heureuse?

Pour être un parent efficace, on doit assurer son propre équilibre. On a tous une obligation de se préserver soi-même. Un égoïsme sain doit entrer en ligne de compte. Si vous ne vous respectez pas, ce ne sera pas à l’avantage de l’enfant. Il est aussi important d’entretenir un partenariat sain et ouvert avec l’autre parent et de pouvoir s’appuyer sur lui.

Il y a d’un côté ces enfants qui dysfonctionnent, de l’autre ces parents qui n’arrivent pas à faire face. Quelle part de responsabilité notre société a-t-elle dans le bien-être et l’équilibre des enfants et de leur famille?

C’est un paradoxe incroyable. On prend n’importe qui, au bistrot, dans le monde académique, chez les politiciens, etc. Tout le monde veut le bien de l’enfant, considéré comme la «chose» la plus précieuse au monde et pour qui on se doit d’offrir un monde meilleur. Et en même temps, ces mêmes personnes sont prêtes à tolérer la maltraitance et à ne pas mettre les ressources là où il faut pour aider les familles et encadrer les jeunes en difficulté. On ne met pas notre énergie là où nous mènent nos belles paroles. Ça m’interpelle parfois, et me choque toujours. On devrait investir beaucoup plus dans certains domaines et valoriser beaucoup mieux certaines professions. On ne doit pas se voiler la face. Une part de notre responsabilité est d’affronter ce qu’il y a dans le caniveau!

 

* Philip D. Jaffé, L’enfant toxique, Ed. Favre, 2018.

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Paru dans Planète Santé magazine N° 33 - Mars 2019

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