Quand les goutteux chanteront le temps des cerises
La cerise peut soigner, même la goutte. Faudrait-il s’en étonner? Les fruits de Prunus cesarus occupent une place bien à part dans la vie des hommes. Au Japon, ils réunissent les hommes quand ils ne sont que fleurs. Les anarchistes rêveurs y pensent toujours: c’est la Commune de Paris (mai 1871) et ce paradis sans Dieu qui tarde toujours à descendre sur la Terre, quand le sang versé aura tout purifié. Paroles de Jean-Baptiste Clément et musique d’Antoine Renard: «Le Temps des Cerises», le temps des belles et de la folie au cœur, de la Dame fortune jamais offerte et des pendants de corail que l’on pourra écouter ici dans une version enregistrée en 1942. Un millésime de plaies ouvertes, de gouttes de sang, de merles et de rossignols égorgés sur la mousse.
Les cerises peuvent soigner. Ici sur les gâteaux. Là, chez les grands-mères: ce sont leurs queues, aigres pédoncules en décoction. Descendues de leur arbre végétal, elles soignent, dit-on, nos deux arbres urinaires; de la basse cystite jusqu’à l’horrible colique néphrétique. Sans doute est-ce ce tropisme qui a poussé le Dr Zhang Yuqing, professeur de médecine à l'Université de Boston, et ses collègues à bâtir l’expérience qu’ils exposent dans Arthritis & Rheumatism, revue de l'austère American College of Rheumatology.
La goutte, de l’eau-de-vie à l’architecture
La goutte? Tout ou presque a été dit sur planetesante.ch pour ce qui la concerne. C’est une étrange et antique affection qui peut prendre des formes excessivement douloureuses. C’est aussi une maladie qui porte un nom bien étrange; le même que celui de l’eau-de-vie. Le même, aussi, que ces quantités insignifiantes qui font toujours déborder les vases.
La goutte? En pharmacologie, c’est une unité de mesure de certaines liqueurs bien trop fortes pour ne pas être jaugées. En fonderie, c’est la plus petite partie pouvant être soustraite à un précieux tout pour connaître le rapport du titre(seuls les pauvres fondeurs, les très riches et les femmes à bijoux peuvent comprendre). En verrerie c’est la quantité de verre en fusion nécessaire à l’élaboration de l’objet du verrier. Pour l’architecte les gouttes sont les minuscules ornements coniques heureusement placés dans les plafonds ou les corniches de l’ordre dorique ou encore sous les triglyphes que les métopes séparent.
Et en médecine? En médecine c’est presque aussi compliqué. Et depuis longtemps. Les dictionnaires nous disent que c’est au IXe siècle que le mot goutte est introduit dans le langage populaire. A cette sombre époque le rheuma (rhumatisme) est une humeur nocive distillée «goutte à goutte» dans les jointures mais aussi dans les organes. Puis le sens se restreint et la goutte correspondant à l’affection désignée par podagre. Arrive enfin la Renaissance. Ambroise Paré substitue goutte à podagre. Les Anglais pencheront pour gout, les Italiens pour gotta, les Espagnols pour gota et les Allemands gutturaux pour gicht. Puis au XVIIe siècle, le médecin parisien Guillaume de Baillou opèrera quelques distinctions essentielles.
Et en médecine ?
Disons pour faire simple que cette affection séculaire se manifeste par des troubles articulaires qui sont la conséquence de l’accumulation de gouttes d’acide urique dans le corps. C’est pourquoi les médecins parlent dans leur charmant jargon d’hyperuricémie. Et l’hyperuricémie peut faire mal, très mal. Honoré de Balzac qui n’a pas connu la Commune (1799-1850) sait de quoi il parle quand il écrit à trente-trois ans (c’est dans La Femme de trente ans): «La vieille dame mourut de joie et d’une goutte remontée au cœur, en revoyant à Tours le duc d’Angoulême».
Aujourd’hui, à Tours comme ailleurs, les vieilles dames ne meurent plus en revoyant des ducs, d’Angoulême ou d’ailleurs. Mais la goutte est toujours là. Et bien là. C’est même le plus fréquent des rhumatismes inflammatoires (que l’on réunit désormais sous le nom d’arthrite sans doute pour bien les distinguer de l’arthrose). Et la goutte peut toujours entraîner une lente et douloureuse destruction des articulations – mains, doigts, coude, genou, pied – et un handicap. Le goutteux d’aujourd’hui (mieux vaut dire l’hyperuricémique) est également devenu un patient multirisque: hypertension artérielle, infarctus, diabète, insuffisance rénale, etc. Dans les seuls Etats-Unis, on estime le nombre d'adultes de goutteux à 8,3 millions. Et si on ne les voit guère, c’est pour partie grâce à la colchicine ou encore à un étonnant médicament: l’allopurinol. Découvert chez les oiseaux, il fait baisser le taux sanguin d’acide urique et prévient autant que faire se peut les crises. Mais l’allopurinol, médicament fort répandu, est aussi une substance d’un maniement délicat avec un certain nombre d’effets secondaires parfois graves.
L’expérience: prévenir les crises grâce à des cerises?
D’où l’intérêt du travail des médecins de Boston. Le Dr Zhang Yuqing et ses confrères (parmi lesquels des Australiens) ont recruté six cent trente-trois personnes atteintes de goutte. Ils les ont suivies pendant un an. Les participants volontaires ont été interrogés sur la date d'apparition de leur affection, sur ses symptômes, les médicaments pris, les facteurs de risque et la récurrence des crises. Ils leur ont proposé de consommer des cerises sous diverses formes (cerises fraiches, extraits de cerises ou les deux à la fois) dans les deux jours précédant la survenue très vraisemblable d’une crise de goutte. Au total 1’247 crises de goutte ont été recensées durant la période de suivi, parmi lesquelles 92% localisées à la base du gros orteil, articulation la plus méchamment touchée par ce mal.
«Nos résultats indiquent que la consommation de cerises ou d'extrait de cerise réduit le risque de crise de goutte de 35%», révèle le Dr Zhang. «Le risque de crise de goutte diminue également avec l'augmentation en volume de la consommation dans les deux jours». Et toujours selon le Dr Zhang, l'effet protecteur de cette consommation persiste après avoir pris en compte les autres facteurs de risque. Ces résultats sont on ne peut plus encourageants pour les goutteuses et les goutteux. Pour autant, les auteurs ne vont pas jusqu’à conseiller d’abandonner le traitement médicamenteux ni de suivre les très nombreux conseils diététiques visant à réduire la fréquence des crises. Ils ne précisent pas non plus si la variété du fruit (Griottes, Montmorency, Burlat, Bigarreaux, Cœur de pigeon) a un impact sur les résultats. La version thérapeutique à l’eau-de-vie ne semble pas non plus particulièrement conseillée contre la goutte.
En anglais, langue charmante, l’étude a pour nom Cherry Consumption and the Risk of Recurrent Gout Attacks.
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