Pr Marcel Salathé: «Notre téléphone en saura bientôt plus sur nous que notre propre médecin»
P.S.: Vous êtes épidémiologiste numérique, une discipline née il y a quelques années seulement. En quoi cela consiste?
M.S.: Les buts sont les mêmes que pour l’épidémiologie classique, à savoir étudier les populations, l’évolution des maladies et relayer ces informations aux institutions de santé publique en charge d’élaborer des campagnes de prévention. La différence réside principalement dans la nature des données que nous utilisons. Il ne s’agit plus de se baser sur des éléments recueillis sur le terrain ou dans les structures de soins, mais d’explorer la mine d’informations que constituent les données émises à chaque seconde ou presque par les individus au travers de leurs tweets, de leurs smartphones et autres objets connectés.
Ces informations «nouvelle génération» sont-elles plus riches d’enseignement?
Elles sont surtout démultipliées. Jusque-là, en dehors des études spécifiques menées sur telle ou telle population, la plupart des données utiles pour cerner des phénomènes tels que les épidémies ou la participation aux campagnes de vaccination provenaient d’informations transmises par les patients à leurs médecins, qui les relayaient ensuite aux institutions de référence. Sauf qu’à l’échelle de la planète, les gens ont parfois plus facilement accès à un smartphone qu’à un médecin ou à un hôpital. Seuls les problèmes importants entrent dans ce recueil d’informations, et les médecins ne transmettent pas tout des pathologies, effets secondaires, ressentis ou encore complications qu’ils traitent dans le cadre de leurs consultations.
A l’inverse, vous faites donc face à une masse d’informations vertigineuse et venant de tous azimuts. Comment faites-vous le tri?
Prenons un sujet donné: la vaccination contre la grippe. Twitter par exemple est un outil exceptionnel pour suivre la position des gens sur une question comme celle-ci. Envie ou refus de se faire vacciner, effets secondaires ressentis, survenue ou non de la grippe suite à la vaccination, tous ces aspects sont abordés très librement et à une telle échelle qu’ils deviennent une base de travail exceptionnelle. Notre mission consiste à recueillir le contenu de ces discussions grâce à des mots clés et à mettre en place des outils informatiques pour en sortir des éléments objectifs fiables.
Pour autant, tout le monde ne tweete pas. N’y a-t-il pas là un biais au niveau de la population représentée?
C’est ce que nous avons cherché à savoir en comparant nos résultats sur un sujet donné – par exemple les effets secondaires des médicaments prescrits aux personnes souffrant du VIH – avec les connaissances déjà répertoriées. Résultat: des conclusions identiques sur l’ensemble des aspects abordés (troubles hépatiques, sommeil, libido, état émotionnel, appétit, etc.). Alors c’est vrai, tout le monde ne s’exprime pas sur Internet sur ses soucis de santé, mais nous constatons que les millions de tweets échangés apportent, de par leur nombre et les algorithmes mis en place, des résultats significatifs.
Bio express
2003: Diplômé en Biologie à l’Université de Bâle.
2007: Doctorat en Biologie à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ).
2008: Obtention d’une Branco Weiss Fellowship; Chercheur postdoctoral à l’Université de Stanford, Etats-Unis.
2010: Professeur assistant en biologie au Center for Infectious Disease Dynamics de l’Université de Penn State, Etats-Unis.
2014: Fondateur d’une start-up grâce à Y Combinator California; Professeur assistant invité à l’Université de Stanford, Etats-Unis.
2015: Professeur associé en sciences de la vie et en informatique et systèmes de communication à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL).
Vous avez développé des modèles prédictifs innovants sur la propagation des maladies infectieuses. Pouvez-vous nous en parler?
L’une des meilleures façons de comprendre le monde est de mener des expériences. L’expérimentation est en effet un outil-clé en sciences, mais pour des raisons éthiques évidentes, c’est aussi un outil impossible à utiliser en épidémiologie. C’est pourquoi nous devons nous contenter de faire des expériences «virtuelles» sur ordinateur. L’épidémiologie a toujours utilisé des modèles mathématiques pour simuler la propagation de maladies infectieuses. Mais, pour pouvoir être «mathématiquement traçables», ces modèles devaient être simples. Aujourd’hui, grâce aux outils informatiques à disposition, nous pouvons procéder à des simulations sur ordinateur bien plus complexes. Mon équipe a ainsi pu développer des modèles qui prennent en compte la façon dont les humains interagissent entre eux, et nous avons aussi mesuré à quoi ressemblent ces interactions dans la vraie vie. Je me réjouis désormais de pouvoir évaluer ces interactions au sein de nos hôpitaux locaux!
Reste la question de la confidentialité des données… Nos smartphones connaissent souvent tout de nos déplacements, de notre nombre de pas quotidiens ou encore de nos heures de sommeil. Tout cela renseigne les géants d’Internet, souvent à notre insu. Comprenez-vous que cela soit dérangeant, voire franchement inquiétant?
Il est vrai que notre téléphone en saura bientôt plus sur nous que notre propre médecin! Mais selon moi, il faut en faire une force plus qu’une source d’inquiétude. Bien sûr il faut des garde-fous, des systèmes pour garantir la confidentialité sur des aspects individuels précis, mais le risque serait que la peur nous empêche de voir les bénéfices et que l'on ferme toutes les portes. Jusque-là, nous pouvions participer à des essais cliniques quand l’occasion se présentait, soit rarement en général. Aujourd’hui nous avons tous la possibilité de contribuer à ces recherches au profit de la communauté, mais aussi de nous-mêmes.
Quels bénéfices concrets pouvons-nous attendre du partage de nos données? Quels bénéfices concrets pouvons-nous attendre du partage de nos données?
La perspective est d’aller vers une médecine de plus en plus personnalisée et des diagnostics toujours plus performants. Le fait de pouvoir recueillir à l’échelle planétaire des données sur les effets secondaires des médicaments, l’évolution des maladies, et de croiser tout cela avec le profil génétique des individus, leurs antécédents, ou encore leurs conditions de vie va ouvrir la voie à une médecine individualisée: un médicament ne sera pas prescrit à un patient simplement parce qu’il est l’un de ceux qui fonctionnent, mais parce qu’il aura fait ses preuves, à l’échelle de plusieurs millions de personnes, sur d’autres patients au profil similaire.
Même si l’on adhère à cette démarche de partage, quelles données transmettre, à qui et comment? Tout cela est assez énigmatique…
C’est là tout le problème. L’un des soucis est qu’il n’y a pas encore eu de débat public sur ces questions, du moins pas ici. Tout cela est vraiment loin de nos préoccupations quotidiennes, et pourtant nous ne pourrons pas y échapper. Les applications sur smartphone de demain vont nous permettre d’être nos propres médecins! Il sera possible de prendre en photo un grain de beauté qui nous inquiète et l’envoyer à l’autre bout du monde pour un avis médical, commander notre profil génétique et demander à distance l’avis d’un généticien… Or, tout comme nous préférons tous avoir notre médecin à proximité, la question se pose aussi pour la circulation de nos données. Mais pour qu’elles restent sous contrôle, il faut agir et mettre des outils en place, or l’Europe est à la traîne.
Justement, vous revenez de huit ans passés aux Etats-Unis. Quel regard portez- vous sur l’attitude de la Suisse sur ces questions?
Face à de tels défis, la Suisse, et l’Europe dans son ensemble, a un réflexe: multiplier les interrogations. «Est-ce utile?», «Est-ce dangereux?», «En avons-nous vraiment besoin?». Et dans le doute, on en reste là. Pour cela, les Etats-Unis n’hésitent pas et vont de l’avant. Ce qui explique que face à toutes ces nouvelles technologies, le fossé s’est creusé: nos smartphones sont américains, les applications qui comptent nos pas ou nos calories sont américaines, les moteurs de recherche qui savent tout des maux qui nous inquiètent sont américains. Ce n’est pas un hasard.
D’où vient le problème selon vous?
En Suisse, nous avons tout. Une espérance de vie exceptionnelle, une qualité de vie inouïe… nous nous sentons au sommet d’une montagne avec cette idée: «Tout va très bien, alors pourquoi changer?» Mais c’est une erreur: aucun système, aussi performant soit-il, ne peut perdurer en restant immobile. La montagne d’aujourd’hui peut être la vallée de demain. Tout l’enjeu est donc de prendre le train en marche et d’anticiper l’avenir en se demandant où seront les sommets de demain.
Vous re-travaillez en Suisse depuis l’été dernier, rencontrez-vous des freins au quotidien?
Evoluant dans une discipline nouvelle, j’ai la chance de pouvoir choisir les axes de recherche qui m’intéressent. Je peux compter sur le soutien de l’EPFL, très proactive dans ces nouveaux domaines, et également sur des collaborations avec des institutions comme les Hôpitaux universitaires de Genève. Mais ce qui m’inquiète est que nous allons manquer de gens spécialisés dans le numérique. La formation des jeunes est cruciale. Aujourd’hui les écoles sont encore frileuses pour équiper les classes d’ordinateurs et de tablettes. Les livres, c’est très bien. Mais pour nos enfants, nous ne devons pas choisir ce qui nous plaît ou nous rassure, mais ce dont le monde aura besoin demain. Or d’ici peu, le numérique sera partout et il faut nous y préparer.