Plongée au cœur de la recherche sur les pseudo-embryons
Quelques dates clés
L’apparition de nouveaux modèles embryonnaires ne surgit pas de nulle part, mais découle d’une longue histoire de la recherche en embryologie.
1890 Walter Heape transfère avec succès des embryons de lapin d’une mère à une autre.
1913 Jacques Loeb parvient à provoquer chez l’oursin une parthénogenèse artificielle (développement d’œufs non fécondés en individus adultes).
1944 Miriam Menkin réalise la première fécondation en laboratoire d’un ovule humain.
1978 Naissance de Louise Brown, première enfant née d’une fécondation in vitro.
2006 Kazutoshi Takahashi et Shinya Yamanaka montrent qu’en activant l’expression de gènes spécifiques, il est possible de ramener des cellules de peau adulte à un état pluripotent (autrement dit équivalent aux cellules souches embryonnaires).
2014 L’équipe d’Alfonso Martinez Arias développe les premiers modèles embryonnaires de souris, qu’elle suggère d’appeler «gastruloïdes».
2016 L’équipe d’Ali Brivanlou réussit à cultiver des embryons humains jusqu’à 14jours en laboratoire.
2019 L’équipe de Juan Carlos Izpisua Belmonte développe un modèle embryonnaire de souris à partir de cellules de souris adulte reprogrammées.
2021 Jun Wu et Jose Polo développent un modèle embryonnaire humain à partir de cellules adultes reprogrammées.
2023 Les équipes de Jacob Hanna et de Magdalena Zernicka-Goetz parviennent toutes deux à cultiver des modèles embryonnaires humains complets jusqu’au stade de 14jours.
Nous sommes en 2050. Vous souffrez d’une maladie dégénérative ou peut-être d’une défaillance d’organe. Pour vous soigner, on vous propose de prélever quelques cellules de votre peau et de les reprogrammer en laboratoire pour développer une version miniature de vous-même. On vous prélèverait un tissu de ce «mini-moi» pour vous le transplanter. Les bénéfices potentiels seraient nombreux: plus de liste d’attente ni de risque de rejet. De la science-fiction? Pour l’instant oui, mais nous n’en sommes peut-être plus si loin. L’année dernière, deux équipes de recherche ont suscité une grande attention en annonçant avoir développé des embryoïdes humains de 14jours. Que sont ces entités mystérieuses aux noms peu rassurants? Les embryoïdes sont des assemblages de cellules souches qui répliquent une partie du processus de développement de l’embryon naturel. Bien qu’il existe différents types de modèles, le principe est toujours le même: un cocktail de cellules pluripotentes (cellules ayant la capacité de se différencier en n’importe quel type cellulaire de l’organisme), provenant d’un organisme adulte ou d’un embryon, est cultivé dans des conditions propices à l’agrégation de ces cellules, leur permettant ainsi de se multiplier et s’auto-organiser spontanément afin de recréer les premiers stades du développement embryonnaire.
Chez la souris, les modèles les plus avancés ont permis de créer des structures ressemblant très fortement à des embryons à un stade équivalant à près de la moitié de la durée de gestation totale. Ces modèles présentent une ébauche de structure cérébrale, cardiaque et digestive. Le modèle embryonnaire humain le plus avancé a été développé par l’équipe de Jacob Hanna, professeur de génétique moléculaire à l’Institut Weizmann en Israël. Ce modèle reproduit l’ensemble des structures embryonnaires attendues au stade de développement de 14jours. Pour autant, on est encore loin de pouvoir générer des structures véritablement identiques à l’embryon naturel. «Dans l’état actuel, ces modèles sont incapables de s’implanter dans un utérus ni de se développer au-delà de quelques semaines», explique Jacob Hanna.
De précieux modèles pour la recherche
Et c’est précisément l’intérêt de ces structures: qu’elles soient suffisamment fidèles à la réalité pour être utiles, mais aussi suffisamment différentes pour ne pas être soumises, du moins en partie, aux restrictions éthiques et légales encadrant la recherche sur les embryons naturels (lire encadré).
Plusieurs de ces modèles embryonnaires n’ont d’ailleurs par pour objet de recréer un embryon complet. Par exemple, l’un d’eux, le «gastruloïde», ne développe ni cerveau, ni placenta. Car contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’objectif principal n’est pas de créer des «mini-soi», mais de comprendre ce qui se déroule durant les premières semaines de développement. «Dès qu’ils entendent le terme “modèle embryonnaire”, la plupart des gens imaginent que nous essayons de remplacer la reproduction naturelle, déplore Jacob Hanna. Or ce n’est pas notre intention et je doute que cela soit réalisable un jour.» Pour rappel, ces premières semaines de développement s’avèrent cruciales: c’est durant cette période que l’embryon s’implante dans l’utérus et forme tous ses organes. C’est également là que la majorité des problèmes surviennent: 60% des échecs de grossesse se produisent dans les deux premières semaines après la fécondation. Jusqu’à présent, ces étapes étaient très difficiles à étudier du fait que la recherche sur les embryons humains est très réglementée et que la majorité des femmes ne savent même pas qu’elles sont enceintes à ce stade-là. L’embryon de souris était jusque-là le principal modèle utilisé pour étudier l’embryogenèse. Cependant, en raison de différences morphologiques notables avec l’embryon humain, il n’est pas idéal. Le développement de nouveaux modèles embryonnaires revêt donc une importance toute particulière.
Quelques définitions
Organoïde: structure multicellulaire dérivée de cellules souches, conçue pour reproduire la structure et les fonctions d’un organe.
Différenciation cellulaire: processus par lequel les cellules souches se spécialisent en un type cellulaire et acquièrent des caractères spécifiques permettant d’accomplir une ou plusieurs fonctions particulières.
Cellules souches: cellules non différenciées dotées de la capacité de s’autorenouveler, de se multiplier indéfiniment et de se différencier en divers types cellulaires spécialisés. Elles sont naturellement présentes chez l’embryon et dans certains tissus adultes.
Cultiver des embryoïdes de 40 jours
En plus de permettre de répondre à des questions fondamentales, certains de ces modèles ont déjà des applications concrètes, notamment pour l’évaluation des effets de l’exposition aux médicaments sur le développement de l’embryon. Cette approche est essentielle car réaliser de tels tests sur des femmes enceintes est évidemment impossible, et les modèles animaux ne sont pas toujours prédictifs de ces effets.
Mais certains voient déjà beaucoup plus loin. «Si nous parvenions à obtenir des modèles d’embryons équivalents à environ 40 jours de développement, nous pourrions en extraire des cellules extrêmement utiles pour la transplantation, telles que des cellules souches sanguines», s’enthousiasme Jacob Hanna. De même, une femme infertile pourrait envisager, à partir de ses propres embryoïdes, d’obtenir des ovocytes précoces, sans avoir besoin de recourir à une donneuse. Il s’agirait là d’une solution prometteuse aux problèmes de fertilité. Mais a-t-on réellement besoin de recourir à des structures aussi complexes pour obtenir seulement quelques cellules? «Il existe effectivement des méthodes plus simples pour produire des tissus et des cellules destinés à la médecine régénérative, comme les organoïdes, explique Matthias Lütolf, professeur au laboratoire de bio-ingénierie des cellules souches de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL). Cependant, certaines cellules hautement spécialisées, telles que les cellules sécrétrices d’insuline ou les cellules souches sanguines, restent très difficiles à générer avec les méthodes de culture in vitro traditionnelles.» Les embryoïdes offrent un environnement propice à la différenciation cellulaire grâce aux interactions entre cellules et tissus voisins. Car recréer artificiellement cet environnement s’avère extrêmement difficile.
Conscient des perspectives qui s’ouvrent dans ce domaine, Jacob Hanna a déjà lancé une start-up, RenewalBio. Son objectif? Évaluer la toxicité des médicaments sur l’embryon, mais également cultiver des pseudo-embryons humains jusqu’au stade de 6 semaines de développement. La création de telles structures soulève naturellement d’importants questionnements éthiques et moraux. Le chercheur souhaite toutefois rassurer en indiquant qu’il s’agit là d’un stade de développement encore très précoce: «À 6 semaines, l’embryon mesure à peine 10 mm et le cerveau n’est pas encore formé», indique-t-il.
Bien que le système nerveux commence à se développer dès les premières semaines, la communauté scientifique s’accorde sur le fait que le fœtus ne ressentirait pas la douleur avant le troisième trimestre de grossesse, soit à partir de 25 semaines de gestation. Est-ce suffisant pour apaiser les préoccupations éthiques et morales? Cela dépendra entre autres de l’utilité de ces modèles: s’ils sont destinés au traitement d’une maladie incurable, la société pourrait être plus encline à les accepter que s’ils sont utilisés à des fins de procréation ou pour retarder le vieillissement. Le chercheur souligne également que l’on peut utiliser des modèles qui ne développeront jamais de cerveau, à l’image des gastruloïdes. Mais la population serait-elle vraiment plus à l’aise si les chercheurs créaient des pseudo-humains acéphales?
Questionnements éthiques et barrières technologiques
Qu’en est-il du statut moral de ces structures? «La plupart des bioéthiciens adoptent une approche gradualiste pour évaluer le statut moral de l’embryon ou d’une espèce, indique Bernard Baertschi, bioéthicien et membre du comité d’éthique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) en France. Cela signifie que plus un être possède des capacités proprement humaines (sensibilité, capacités rationnelles), plus son statut moral est important.» On pourrait ainsi envisager d’appliquer le même raisonnement aux modèles embryonnaires: plus ils ressembleront à un embryon humain, plus ils bénéficieront d’une protection similaire. Cependant, à l’heure actuelle, de nombreuses barrières techniques subsistent. «Sur le papier, c’est une avancée formidable, reconnaît Alexandre Mayran, chercheur au Laboratoire de génomique du développement à l’EPFL. Mais en pratique, pour obtenir ne serait-ce qu’une seule structure similaire à celles générées par le laboratoire de Jacob Hanna, il faut en produire au moins 200 à 300. De plus, les structures obtenues présentent encore de nombreuses anomalies et malformations.»
Un autre défi majeur réside dans notre connaissance limitée de l’embryon humain: si nous ne comprenons pas suffisamment le développement naturel de l’embryon, comment déterminer si les modèles reproduisent de manière adéquate ce processus? Le Pr Denis Duboule, chef du Laboratoire de génomique du développement à l’EPFL, est néanmoins optimiste quant à l’avenir de ces modèles: «Il y a 40ans, les prouesses réalisées par l’équipe de Jacob Hannah auraient semblé relever de la science-fiction. Aujourd’hui, elles sont devenues réalités. Je ne vois alors pas pourquoi on ne parviendrait pas à aller plus loin à l’avenir.»
Reste maintenant à savoir si la société est prête à poursuivre dans cette voie. Alexandre Mayran rappelle que la responsabilité des scientifiques est d’informer la population et de gagner sa confiance en garantissant la transparence des recherches. «Mais en fin de compte, c’est à la société de prendre les décisions, pas aux scientifiques», conclut-il.
Quelle législation pour ces nouvelles entités?
La plupart des lois sur la recherche ont été édictées avant l’apparition de ces nouveaux modèles embryonnaires. Par conséquent, ceux-ci se retrouvent dans une zone grise. En vertu de la loi suisse, un embryon est défini comme le produit de la fusion de deux gamètes, ce qui exclut de facto les embryoïdes. Ces derniers relèvent donc soit de la loi sur les cellules souches embryonnaires s’ils sont issus de telles cellules, soit de la loi relative à la recherche sur l’être humain s’ils sont produits à partir de cellules adultes reprogrammées. «Les embryoïdes produits à partir de cellules souches adultes échappent à la définition d’embryon au sens du droit suisse actuel. Il peut donc être difficile de déterminer si les interdictions en lien avec les embryons s’appliquent aussi aux embryoïdes. Pour éviter des incertitudes, une réévaluation des réglementations actuelles et de leurs définitions semble donc opportune», souligne Frédéric Erard, professeur de droit médical et de droit civil à l’Université de Lausanne. L’Office fédéral de la santé publique assure que, si les modèles embryonnaires continuent à évoluer, une révision de la loi n’est pas exclue.
En outre, les commissions d’éthique font office de garde-fous: tout projet impliquant des cellules d’origine humaine doit leur être soumis. Ces commissions peuvent cependant donner des avis divergents en l’absence de lignes directrices claires. La plupart ont néanmoins tendance à suivre les recommandations de la Société internationale de recherche sur les cellules souches. Selon ces recommandations, les modèles qui ne reproduisent qu’une partie des structures de l’embryon doivent simplement être soumis au comité d’éthique interne à l’institution, tandis que les modèles «complets» doivent faire l’objet d’un processus de surveillance scientifique et éthique spécialisé. La communauté scientifique dans son ensemble applique ces recommandations et il est impossible de publier dans une revue majeure des travaux de recherche qui ne les respecteraient pas.
Les scientifiques s’accordent néanmoins sur le fait qu’un cadre juridique clair est essentiel et appellent à une harmonisation des lois au niveau international, afin de prévenir le «tourisme scientifique». Actuellement, les disparités législatives entre les pays, même au sein de l’Europe, sont significatives. Certains, comme la Suisse, limitent la culture in vitro d’embryons humains à quelques jours, tandis que d’autres, comme l’Allemagne et l’Italie, l’interdisent totalement.
De même, la définition de l’embryon diffère d’un pays à l’autre, ce qui peut conduire à des incohérences dans les pratiques de recherche.
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