Intelligence artificielle: la médecine en mutation

Dernière mise à jour 05/01/16 | Article
Intelligence artificielle: la médecine en mutation
Transports, secteurs militaire, bancaire, médical, logistique, robotique…: l’intelligence artificielle (IA) progresse aujourd’hui sur tous les fronts. Bientôt, cette intelligence capable de mimer l’intelligence humaine bouleversera la pratique médicale, en obligeant les médecins et les soignants à repenser leur profession et amenant les patients à se faire soigner autrement. La santé est en effet l’un des domaines d’application phares de Watson, ce super logiciel informatique développé par la firme IBM et chef de file de l’IA.

Watson s’est fait connaître du grand public grâce à ses incroyables performances au jeu télévisé américain Jeopardy. La machine a en effet réussi à battre les champions en titre du jeu qui consiste à deviner la question à partir de la réponse. Pour y arriver, Watson a fait preuve de capacités d’apprentissage hors normes, réussissant à intégrer une quantité massive d’informations de toutes sortes. Il a montré qu’il pouvait comprendre le langage naturel – celui qui nous permet de communiquer entre humains –, émettre des hypothèses et les faire valider. Ses capacités analytiques lui ont permis d’apprendre de ses erreurs, de décoder les ambiguïtés, les jeux de mots et l’ironie de certaines propositions, mais aussi d’argumenter ses réponses. Un fonctionnement complexe, semblable au fonctionnement humain, mais doté d’une puissance et d’une rapidité extraordinaires.

L’intelligence artificielle, c’est quoi?

L’intelligence artificielle désigne un ensemble de théories et de techniques mises en œuvre en vue de fabriquer des machines capables de simuler l'intelligence humaine. L’ambition de créer des machines dont le fonctionnement est semblable à l’esprit humain est née au milieu des années 50. Les activités mentales qu’on cherche à mimer sont de l’ordre de la compréhension, de la perception et de la décision. En plein essor, l’intelligence artificielle, même si elle soulève des questions fondamentales, a produit et continue de produire des réalisations spectaculaires notamment dans les domaines de la reconnaissance des formes ou de la voix, de l’aide à la décision ou de la robotique.

L’ère du Big Data

L’arrivée d’un programme comme Watson est liée au développement accéléré des nouvelles technologies, à l’augmentation de la puissance de calcul des ordinateurs, mais aussi à la production toujours plus grande d’informations et de mesures ainsi qu’à leur informatisation. L'humain ne peut plus faire face seul à ce qu’on appelle aujourd'hui le Big Data. Il a besoin de la machine pour pouvoir traiter et accéder à cette masse gigantesque de données.

Les médecins sont directement confrontés à ce problème, notamment par l’abondance des publications scientifiques. «Rien que dans la base de données PubMed, qui regroupe les articles de médecine et de biologie, environ 3000 nouveaux articles sont indexés chaque jour. Un expert, s’il réussit à lire un article par jour, ne lira qu’un millième de ce qui est publié», explique le professeur Christian Lovis, médecin chef du département des Sciences de l’information médicale aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Plus aucun humain ne peut lire, comprendre, inférer et résumer tout cela. Seul un outil aussi puissant que Watson peut l’y aider. «Capable de reconnaissance de langage, il peut analyser un corpus, des statistiques et scanner tout l’internet. Avec cet outil, on dépasse des barrières que l’on croyait infranchissables», confirme le professeur Antoine Geissbuhler, médecin chef du Service de cybersanté et de télémédecine des HUG.

Avec Watson, on va en effet plus loin. Avant lui, on a connu l’ordinateur capable de battre le champion du monde d’échecs Kasparov. On avait enseigné à la machine les règles du jeu ainsi qu’une quantité immense de parties d’échecs. Watson nous emmène plus loin. Au contraire de ses prédécesseurs, il n’est pas une somme de connaissances ou de règles, préalablement inculquées. Grâce à une méthodologie qui lui est propre et qu’il recrée sans cesse, il est capable d’apprendre et de résoudre des problèmes avec beaucoup de bon sens: «sa force est de pouvoir, à partir d’un stimulus, créer des réseaux de neurones complexes et profonds, et produire une réponse adaptée», poursuit le professeur Geissbuhler.

Une médecine plus dynamique

Aujourd’hui, la mise sur le marché d’un médicament, l’acceptation à large échelle d’une technique ou d’un traitement sont le fruit d’un long processus. Des études cliniques randomisées doivent être réalisées et des résultats significatifs obtenus. C’est ce qu’on appelle l’evidence-based medicine, la médecine basée sur les preuves. «Grâce à des outils comme Watson et au Big Data, nous pourrons voir ce qu’il se passe en temps réel pour les patients. Nous ne serons plus obligés d’attendre des années ou des morts pour découvrir des effets secondaires graves et inattendus», affirme Christian Lovis, médecin chef du département des Sciences de l’information médicale aux HUG. Nous nous dirigeons vers une médecine plus dynamique et peut-être plus sûre.

Un outil d’aide à la décision

Concrètement, en médecine, Watson peut analyser toutes les données d’un patient: ses symptômes, les consultations médicales, ses antécédents familiaux, ses résultats d’examen, ses données comportementales, etc. Et appliquer le savoir scientifique à un individu particulier. «Il peut ainsi engager avec le professionnel une discussion collaborative dans le but de déterminer le diagnostic le plus vraisemblable et les options de traitement», déclare la firme IBM. Et surtout, aller au-delà de cela, et comparer un patient particulier, sa situation, et son pronostic en fonction de l’effet de tous les traitements déjà appliqués à tous les patients similaires avant lui. C’est l’avènement d’une nouvelle ère, «le data driven medicine», précise le Pr Lovis.

Le potentiel de Watson est déjà exploité en oncologie, un champ d’application prototypique pour cette technologie, explique Antoine Geissbuhler. «C’est un domaine très pointu où les avancées scientifiques tant en génétique qu’en pharmacologie vont très vite. Watson a déjà fait ses preuves en se montrant meilleur qu’un groupe d’experts». Ce haut niveau de performance résulte de sa capacité à compiler une masse gigantesque de données, à comparer des images radiologiques avec des millions d’autres, et à émettre des hypothèses diagnostiques et thérapeutiques. Pour le médecin, il est une aide à la décision. Tous les domaines où il s’agit de traiter des informations complexes et changeantes sont prometteurs, comme la radiologie ou la génomique par exemple, mais aussi pour les patients qui souffrent de plusieurs maladies.

Une médecine plus humaine

Si l’ordinateur avance des diagnostics et propose des traitements, quel rôle reste-t-il à jouer pour le médecin? «Le médecin est un passeur de savoir. Il connaît la médecine, le patient et sa maladie. Cela ne va pas changer», rassure Christian Lovis. Le médecin sera là pour aider son patient à comprendre ce que peut apporter un tel outil dans les prises de décision sur sa santé et sur les soins. L’ordinateur ne prendra pas de décision à la place du patient, mais proposera des pistes qui seront discutées avec le médecin. Le rôle du médecin comme conseiller et coordinateur des soins sera d’autant plus renforcé, et ses compétences humaines d’autant plus valorisées: écoute, confiance, conseil, empathie, prise en compte du contexte de vie global du patient, de ses valeurs, de sa vision de la vie. En revanche, certaines disciplines médicales deviennent obsolètes selon Antoine Geissbuhler: «Les professions médicales basées avant tout sur l’analyse de signaux telles que la radiologie, la pathologie (images microscopiques, données génétiques) voire la dermatologie pourraient être largement automatisées.»

Comme avec n’importe quelle nouvelle technologie, le risque de dérives inquiète. Faut-il se fier à la machine? Le problème avec Watson, c’est qu’il est une boîte noire: «On ne peut expliquer ni comment il fait ses corrélations ni comment il arrive à telle ou telle conclusion. Comment être confiant lorsqu’on doit prendre une grave décision si la réponse proposée n’est pas la même que la nôtre et qu’on n’en connaît pas les arguments? », s’interroge Antoine Geissbuhler.

Vers une plus grande autonomie du patient

Les nouvelles technologies, sans cesse en mouvement, vont permettre aux patients de devenir plus autonomes dans la prise en charge de leur santé. Un plus selon Antoine Geissbuhler, médecin chef du Service de cybersanté et de télémédecine des HUG, car «les patients ont un intérêt direct, et souvent plus de temps que leurs soignants pour suivre et analyser les informations qui les concernent». Il existe aujourd’hui de nombreuses applications sur les smartphones et les tablettes qui permettent aux patients de vérifier des interactions médicamenteuses, de suivre les guides de bonnes pratiques pour la prise en charge de certaines maladies, d’évaluer leurs paramètres personnels (le taux de sucre et la quantité d’insuline à injecter pour les diabétiques, suivi du poids et de la tension artérielle chez les insuffisants cardiaques, du peak flow chez les asthmatiques, etc.), d’accéder à des algorithmes diagnostiques permettant de vérifier leurs symptômes ou carrément à des outils diagnostiques (tests de la vision, du champ visuel, de l’audition). Sans compter les «serious games», ces «jeux sérieux» qui, de façon ludique en reprenant les codes des jeux vidéo, permettent aux patients de s’informer sur leur maladie et de participer plus efficacement à leur prise en charge.

Les risques

De surcroît, le risque d’erreur n’est pas nul. Pour preuve, l’échec de Google Flu Trends, un outil développé par la firme américaine destiné à suivre en temps réel l’évolution de l’épidémie de grippe sur la base des requêtes des citoyens dans le moteur de recherches. De nouvelles études ont montré que le taux d’activité grippale était surestimé et que les prédictions de Google n’étaient pas fiables. «Il est très important de savoir qu’une vérité mathématique n’est qu’une statistique, autrement dit une construction virtuelle de la réalité et non la réalité elle-même», prévient Christian Lovis. Pour éviter les dégâts, il va falloir apprendre à utiliser ces nouveaux outils, à connaître leurs limites et leurs dangers. Pour l’heure, ils sont encore imparfaits. «Nous ne devons ni être inquiets, ni naïfs, poursuit le spécialiste. Nous devons revoir la notion d’erreur et considérer que les modèles auxquels nous nous fions sont avant tout prédictifs». Toutefois, précise Antoine Geissbuhler, «on sait depuis plus de 25 ans que les systèmes d’aide à la décision (alertes, prescriptions automatisées) permettent d’améliorer la qualité des décisions médico-soignantes et que, couplés à des systèmes de documentation et de traçabilité, on peut aussi améliorer la sécurité des soins».

Comme souvent, les technologies devancent les questions sociétales. Il faut néanmoins s’interroger non seulement sur la fiabilité de Watson et consorts – Apple, Google et Microsoft sont naturellement sur les rangs – mais aussi sur les questions éthiques que leur utilisation suppose (secret médical, transmission des données, délimitation de la sphère privée) et la nécessité de garde-fous, car la révolution est en marche, et on ne l’arrêtera pas.

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