Du thermomètre à la balance, le corps quantifié
Une histoire de mesures
Définir la maladie à l’aune de mesures comme la température, les analyses de laboratoire, la tension ou même la vitesse du pouls, est une approche relativement nouvelle. Ce n’est que vers la fin du XVIIIe siècle-début du XIXe que la vision du corps et de la maladie se met à changer, passant progressivement d’une vision qualitative de la médecine à une vision quantitative.
«C’est à ce moment que l’on commence à compter, à faire des essais cliniques, à mesurer. On établit des normes en se basant sur les statistiques. Un glissement se fait sur un siècle entre ce qui est “naturel” ou pas, vers ce qui est “normal” ou pas. Ce tournant de la mesure est illustré par le changement de regard sur le pouls», explique Micheline Louis-Courvoisier, historienne à l’Institut Ethique Histoire Humanités à Genève. En effet, pendant très longtemps, les médecins prenaient le pouls sans compter les pulsations, mais analysaient sa qualité. Le pouls était-il bondissant, intermittent, lent, mou, dur? Il y avait une vingtaine de caractéristiques. Ainsi, un pouls bondissant ou intermittent n’était pas «naturel», tout comme un pouls à 30 n’est de nos jours pas «normal». C’est une autre façon de considérer le corps.
Des outils au secours de la médecine
«L’impératif de la mesure devient important au moment où on relie les maladies à des lésions précises dans l’organisme, et non pas à un état général ou à un déséquilibre global du corps. On pense alors le corps et ses maladies en fonction de normes biologiques établies en termes de quantité», analyse Vincent Barras, directeur de l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique.
Apparaît en conséquence toute une série d’appareils de mesure qui existaient souvent depuis longtemps, comme le thermomètre ou la balance, mais n’étaient pas utilisés en médecine. Ils ont tous pour but de quantifier le corps et prennent toute leur importance au XIXe siècle.
Les analyses de laboratoire
Au Moyen Age, les médecins observent l’urine, la goûtent même, apprécient sa qualité. On commence à y mesurer des valeurs biologiques à partir de 1820, au moment où est isolée une molécule particulière, l’urée. Sa valeur, liée à sa quantité, donne des indications sur une atteinte rénale éventuelle.
Les médecins goûtent aussi le sang depuis l’Antiquité. Les analyses de laboratoire se développent avec les progrès de la chimie à la fin du XVIIIe-début du XIXe siècle. Le corps devient décomposable en unités, une enveloppe dans laquelle des réactions chimiques se produisent et peuvent être mesurées.
Le tensiomètre
La tension sanguine devient importante à partir du moment où l’on imagine un corps dont les valeurs doivent être précisément calculées, sur le modèle des machines à vapeur. La pression doit se maintenir dans certaines valeurs.
Le premier tensiomètre est inventé en 1896 par le médecin italien Scipione Riva-Rocci. Pour fabriquer ce qu’il baptise alors le sphygmomanomètre, le médecin utilise un encrier, du mercure, un tube en cuivre et une chambre à air de vélo!
C’est Nikolaï Korotkov, en 1905, qui a l’idée d’adjoindre à cet appareil un stéthoscope, ce qui permet d’obtenir une mesure précise et ainsi de diagnostiquer l’hypertension. Autour des années 50, le tensiomètre apparaît comme indispensable dans la mesure du moi quantifié. On trouve aujourd’hui des tensiomètres électroniques, ne nécessitant pas l’emploi d’un stéthoscope. Et depuis 2012, il existe des tensiomètres connectés permettant la prise de tension via une application.
Le thermomètre
Depuis les Grecs, on pense le corps par opposition chaud/froid, de façon qualitative. Les gens parlent de chaleur, d’échauffement, de trop chaud, de trop froid. Il s’agit d’une sensation, sans corrélation avec la fièvre. C’est à la fin du XVIIIe siècle que la norme est fixée à 37° C. La notion de fièvre change alors complètement de sens, et l’usage du thermomètre se généralise dans les hôpitaux au XIXe.
C’est Galilée qui invente, à la fin du XVIe, le «thermoscope», qui fonctionne à l’inverse du thermomètre. Il s’agit d’un ballonnet rempli d’air et relié par un fin tuyau à un petit récipient contenant de l’eau. Quand la température monte, l’air se dilate, ce qui fait baisser le niveau de l’eau, et inversement. Ce dispositif, originellement utilisé pour mesurer la température de l’air, a été adapté par Sanctorius à Padoue, à la même époque, afin de mesurer la température corporelle. Le ballonnet d’air était alors placé dans la bouche du patient et le récipient d’eau à ses côtés. Puis Fahrenheit invente le thermomètre à mercure (1714). Mais c’est seulement en 1867 que Clifford Albutt invente un modèle plus pratique, grâce à une réduction de sa taille (7 cm) et du temps de prise (5 min).
Puis apparaissent le thermomètre électronique en 1960, et le thermomètre auriculaire en 1986. Et finalement, les applications pour smartphone.
La balance
L’histoire de la balance a été marquée par Sanctorius (1561-1636), qui restait des heures sur une balance suspendue pour mesurer le poids de ses évacuations et ainsi déterminer celui de sa transpiration, très importante dans la médecine des humeurs.
Dans un usage médical plus contemporain, il semblerait que la balance ait d’abord servi à lire le succès de l’allaitement (1868). A la fin du XIXe, on pesait aussi les femmes pour suivre l’évolution de leur grossesse. La mesure du poids était aussi utilisée dans les cas de tuberculose (phtisie).