Deux géants du numérique partent à l’assaut de la santé
De quoi on parle?
Les acteurs
Plus de 150 millions de dollars, c’est la somme investie en 2014 par Google pour acheter des start-up liées à la santé ou à la biologie. Un secteur où le géant de Mountain View a davantage misé que sur des produits mobiles. Courant mars, Apple devrait mettre en vente sa montre connectée. Une brique importante de la stratégie santé de la firme de Cupertino: l’Apple Watch embarque plusieurs capteurs permettant, notamment, de mesurer en continu sa fréquence cardiaque.
Le bilan
Les données médicales que les appareils numériques peuvent collecter sont devenues un enjeu majeur pour la santé individuelle et la recherche médicale. Pour le meilleur ou pour le pire? C’est bien là toute la question.
On les appelle GAFA. Google, Apple, Facebook, Amazon, quatre entreprises du numérique grand public dont la capitalisation boursière cumulée dépasse les 1300 milliards de dollars. Quatre entreprises qui, toutes, mènent des projets dans le domaine de la santé. Un pas évident pour les géants de la Silicon Valley: ces sociétés ont une expertise unique dans le traitement de quantités considérables de données, ce qu’on appelle le Big Data (voir infographie), et chaque jour amène davantage de données de santé disponibles sous forme numérique.
Le but de ces géants est théoriquement assez simple. Il s’agit de collecter les informations sur de larges parties de la population pour permettre, par exemple, de savoir quels aspects du comportement (alimentation, activités, habitudes, etc.), ou quels gènes, sont liés à quelles maladies. En comparant les données d’un individu à ce savoir issu de la collectivité, on peut déterminer son profil de risques face à différentes maladies.
Si les plans de Facebook et d’Amazon ne sont pas encore connus, Google et Apple ont plusieurs programmes de ce type en cours. Le premier donne la priorité à l’analyse des données médicales. Chez le second, on insiste sur la circulation des informations santé.
L’été dernier, Google a ainsi annoncé qu’il lançait une étude scientifique appelée Baseline, en partenariat avec les universités Duke et Stanford. Il s’agit de dresser le portrait médical le plus fidèle possible des volontaires qui y participeront. Ceux-ci seront choisis sans a priori. Le but est de connaître les paramètres de santé moyens de la population. Ce qui permettra de déterminer, par comparaison avec cette moyenne, les caractéristiques des malades souffrant d’une affection donnée.
Un relevé exhaustif
Cette approche est assez rare dans les études actuelles, explique le Dr Idris Guessous, responsable de l’Unité d’épidémiologie populationnelle aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). «Lorsque nous formons des cohortes – des groupes de patients que nous allons suivre sur de longues durées –, nous avons tendance à y inclure des patients à un moment où ils sont prédisposés à développer une maladie.» Google espère, à terme, suivre 10 000 personnes, qui donneront des échantillons d’urine, de sang, de salive, de larmes et, peut-être, de tissus.
Ces échantillons permettront de déchiffrer leur code génétique et de répertorier leurs protéines et leurs produits métaboliques. Les participants porteront des appareils mesurant la fréquence cardiaque ou l’oxygénation du sang. «Dans certains cas, ces données seront croisées avec leur dossier médical informatisé», a déclaré à Science un cardiologue participant à l’étude.
La description exhaustive de la santé de ces personnes «est inédite à cette ampleur», juge le Dr Guessous. Toutefois, il observe que «collecter les échantillons est la partie la plus aisée de l’aventure. Gérer cette quantité de données et l’analyser est un défi considérable. Mais il est vrai que les spécialistes de l’analyse d’immenses bases de données se trouvent davantage dans une entreprise comme Google que chez les équipes de recherche médicale.»
L’Apple Watch en pointe
Les informations récoltées grâce à Baseline pourront servir à d’autres études comme exemple de population «normale». Mais surtout, en observant à long terme l’évolution de leur santé, Google espère pouvoir identifier de nouveaux «biomarqueurs», des signes qui permettraient de détecter plus tôt certaines maladies. Les recherches entreprises par Google «peuvent nous apprendre beaucoup sur les mécanismes qui sous-tendent la maladie, juge l’épidémiologiste. Cependant, il s’agira sans doute d’éléments dont l’influence est très faible par comparaison avec les facteurs que sont, par exemple, l’âge ou le tabagisme.»
Apple, de son côté, va scruter la santé de ses usagers à l’aide des données qu’ils génèrent au quotidien. L’Apple Watch est un élément de sa stratégie. Commercialisée en mars prochain, cette montre comportera ainsi plusieurs capteurs permettant notamment de mesurer la fréquence cardiaque et le mouvement –e t donc l’activité physique – de son porteur. La clé de voûte est l’application «Santé», présente sur les iPhone et iPod Touch. Avec celle-ci, Apple rassemble des informations relatives à la santé émanant de différentes sources.
En un seul lieu, l’application peut présenter des données fournies par des dispositifs médicaux de mesure comme un appareil de prise de tension, mais aussi par des appareils d’automesure –un bracelet qui évalue l’activité ou une balance connectée, par exemple. L’usager peut donc consulter un «tableau de bord» du fonctionnement de son organisme. Mais ce n’est que la première étape car ces données seront aussi automatiquement transmises à son médecin traitant ou versées à son dossier médical. Ainsi, une étude est en cours à l’Université Stanford pour déterminer si cette fonction est utile pour la gestion du diabète de type 1 de jeunes patients. Et plusieurs grands groupes hospitaliers américains, tels que la Mayo Clinic, proposent déjà des applications dialoguant avec l’application «Santé».
Le Big Data en médecine
En médecine, les sources de données exploitables sont de cinq types. D’abord, les données biologiques de l’individu, qu’il s’agisse du code génétique de ses cellules, de la composition de la population de bactéries qui vivent en symbiose avec lui ou encore de celle des protéines de son organisme. Ensuite, les données médicales, mesurées par des professionnels ou automesurées par le biais de capteurs connectés. En troisième lieu, les marqueurs du comportement de l’individu: son appartenance à un club de sport, la nature de ses déplacements, les achats de certains aliments dans une certaine zone, par exemple. Viennent s’y ajouter les données environnementales: qualité de l’air, de l’eau, pollutions diverses. Enfin, le cadre réglementaire fixé par les Etats (politique de transports publics, espaces verts, etc.). Tous ces éléments sont à prendre en compte pour définir la santé d’un individu.
Étiquette alimentaire
L’idée que des éléments de son dossier médical transitent par les serveurs d’Apple peut toutefois faire frémir. La société se défend d’avoir accès au contenu de ces données. Et a édicté des règles contraignantes pour les applications tierces qui accéderaient aux données de l’application «Santé», notamment l’interdiction de les utiliser pour de la publicité «dans des buts autres que médicaux, d’amélioration de la santé, de gestion de sa forme ou de recherche médicale». Ce qui laisse une certaine marge d’interprétation.
Ce flou fait réagir le Pr Christian Lovis, médecin-chef du Service des sciences de l’information médicale aux HUG. «Qu’on achète un GPS ou un iPhone, il faut que l’on puisse clairement pouvoir déterminer qui peut faire quoi avec les données qu’ils produisent, et sous quelles conditions. Comment sont-elles stockées? Pour combien de temps? Peut-on les effacer? Tous ces points devraient être affichés clairement pour les appareils et les applications à l’aide d’un barème qui réponde clairement à ces questions. Quelque chose de similaire aux tableaux qui présentent la composition nutritionnelle des aliments.»