Vincent Mooser: «Je fais un métier de marathonien»
Lorsque vous avez commencé vos études de médecine, qu’imaginiez-vous devenir?
A dix-huit ans, je n’imaginais pas devenir directeur de laboratoire, mais j’ai toujours eu l’intention de faire une carrière académique car j’aime la recherche, l’exigence d’un hôpital universitaire et j’ai plaisir à m’occuper des malades. Pour y arriver, un bon bagage en recherche et en clinique était nécessaire. Après mes études de médecine à Lausanne et ma formation clinique, j’ai approfondi ma formation d’abord au sein de la division d’hypertension du CHUV. Ensuite, je suis parti en Australie faire un post-doctorat en physiologie cardio-vasculaire, puis un autre au Texas. Là-bas, j’ai travaillé pendant trois ans dans un laboratoire de génétique moléculaire dirigé par deux Prix Nobel de médecine. C’était un environnement très compétitif, à l’américaine. A mon retour en Suisse, j’ai créé mon propre laboratoire au CHUV.
Au début des années 2000 vous avez rejoint l’industrie pharmaceutique, puis vous êtes revenu au CHUV. Avez-vous eu le sentiment de faire le grand écart?
Non, ce sont deux univers complémentaires. C’est un vrai privilège d’avoir pu assister à l’aventure longue et difficile qu’est la découverte d’un médicament. Ce travail demande beaucoup d’efforts et de douleur. Il nécessite la collaboration de nombreuses disciplines. Tout le monde se met derrière un même objectif. Cet état d’esprit est très intéressant. En ma qualité de vice-président en charge de la génétique au niveau mondial, j’ai pu travailler avec les meilleurs, mais j’ai aussi appris à vivre l’incertitude au quotidien. J’ai dû me porter candidat deux fois pour mon poste, lors de réorganisations du groupe. On apprend à gérer cette instabilité et à mieux apprécier la stabilité de la Suisse.
Quelles sont les exigences de votre discipline?
C’est un métier de marathonien qui nécessite une très bonne préparation, une bonne formation et un engagement continu. Il faut savoir assumer ses prises de position, gérer en même temps des activités cliniques, de recherche de pointe, d’enseignant, d’éducateur et de manager.
Justement, vous avez un diplôme de spécialiste en médecine interne, vous êtes également chercheur, vice-doyen en charge de la recherche clinique, professeur, directeur de la Biobanque, etc. A quoi ressemble votre quotidien?
«Notre responsabilité majeure est de soigner les malades. Ils sont notre boussole.»
Aujourd’hui, j’ai rangé mon stéthoscope dans le tiroir. Je n’ai plus d’activité clinique, mais je reste chercheur et je suis responsable d’un grand département. J’essaie d’être aussi un leader, de conduire ce département vers la médecine du futur, qui sera très imprégnée de la génomique et de la génétique. Il faut balancer de façon équilibrée les différentes responsabilités. L’important est de garder contact avec les cliniciens, d’écouter leurs besoins et leurs soucis. Notre responsabilité majeure est de soigner les malades. Ils sont notre boussole. Il ne faut pas se laisser désorienter, mais garder le bien du malade comme repère.
Vous êtes professeur, continuez-vous tout de même à vous former?
Oui, il est essentiel de continuer à se former parce que la médecine évolue de façon extrêmement rapide, probablement plus qu’elle ne l’a jamais fait jusqu’à maintenant. On prend des décisions qui ont un fort impact, si elles sont fausses, cela peut nuire aux malades ou à l’institution. Je prends la formation très à cœur pour moi et pour mes collaborateurs.
Concrètement, cela veut dire beaucoup lire, participer à des conférences en Suisse et à l’étranger, inviter des personnes qui ont d’autres connaissances, ne pas avoir peur de se frotter à ceux qui en savent plus, publier des articles scientifiques, rester à la pointe et savoir écouter.
Quels compromis suscite une telle carrière?
J’ai eu la chance d’avoir une femme qui a fait tous les compromis, qui a fait preuve de souplesse et de générosité. Elle a renoncé à sa carrière pour me suivre aux quatre coins du monde. Nos enfants sont nés sur trois continents différents. On a vu beaucoup de choses, ils sont bilingues. Ils ont appris à ne pas avoir peur de l’étranger et à vivre comme une minorité. J’espère qu’ils auront développé une certaine tolérance à l’égard des autres.
En quoi votre expérience dans l’industrie pharmaceutique a nourri vos fonctions actuelles?
Chez GlaxoSmithKline, j’ai reçu une formation en management et leadership qui m’est utile aujourd’hui dans la direction de ce département de cinq cents personnes. Et puis, j’ai vu le passage du laboratoire au lit du malade. Je sais quel investissement considérable représente la création d’un médicament. Je suis capable de comprendre les deux mondes, l’industrie et l’hôpital.
Vous êtes à la tête de la Biobanque, une institution que se partagent l’Université de Lausanne et le CHUV. Quelles sont ses ambitions?
La création de la Biobanque est une initiative pour anticiper la médecine du futur et tirer bénéfice des découvertes génétiques. Aujourd’hui, on assiste à l’arrivée de la révolution génomique, qui a été facilitée par le séquençage pratiquement industriel du génome humain. Cette révolution n’est pas loin du passage de l’écriture manuelle à l’imprimerie ou à l’avènement de l’internet. On sait désormais que 50% des maladies communes s’expliquent par notre bagage génétique et 50% par notre environnement. L’analyse des marqueurs génétiques a pour objectif de mieux connaître les risques de développer certaines maladies chroniques telles que le cancer ou des affections cardio-vasculaires. Mais déterminer ces risques n’est attractif que si on a des mesures médicamenteuses ou autres pour prévenir ces maladies.
L’existence d’une biobanque permet d’acquérir un plus grand collectif de personnes pour pouvoir trouver ces marqueurs.
Comment les patients du CHUV perçoivent-ils les objectifs de cette nouvelle initiative?
Depuis le 7 janvier, nous invitons les patients à faire don de leur ADN et de leurs données médicales pour la recherche en médecine génomique, dans le but de réaliser un séquençage complet de l’ADN. Jusqu’à ce jour, 85% des patients sollicités ont donné leur consentement éclairé. Notre but est de pouvoir, d’ici deux ans, recruter 30 000 patients et, à terme, de pouvoir caractériser leur profil génétique.
Quelles implications la récolte de toutes ces données génétiques aura-telle sur les patients?
«La technologie a ouvert une boîte de pandore»
Si je me sais porteur d’une anomalie qui me prédispose à un cancer, ça va soulever beaucoup de questions pour moi et pour ma descendance. Mes enfants ont 50% de chance de l’avoir également. Qu’est-ce que je leur dis? Comment vont-ils vivre cela? Ces connaissances soulèvent des problèmes moraux, économiques, juridiques, éthiques et biologiques énormes. Elles nous forcent à repenser la médecine dans la population. La technologie a ouvert une boîte de pandore, à nous de mettre en place les outils et le savoir nécessaires pour les exploiter au mieux, car il s’agit d’une évolution technologique incontournable. La Biobanque a lancé plusieurs groupes de discussion, notamment avec les grandes écoles et le Département de la santé, pour réfléchir aux risques et bénéfices du séquençage du génome de la population et aux défis technologiques qu’impose la gestion des données génétiques.
L’analyse du génome coûte aujourd’hui 1000 dollars. L’avez-vous fait?
Non, mais je serai disposé à le faire si on me donne les garanties suffisantes que ces données seront protégées. La protection des données est une priorité majeure pour la Biobanque.
Quelles sont les répercussions concrètes sur la connaissance des maladies et l’élaboration de nouveaux traitements?
A titre d’exemple, des chercheurs de Lausanne et d’ailleurs ont identifié plusieurs mutations responsables de certains cas de la maladie de Parkinson. Si on est porteur d’une de ces mutations dans un gène appelé LRRK2, alors on a jusqu’à 80% de risques d’en être atteint. Grâce aux données récoltées par la Biobanque, on va pouvoir identifier les porteurs, les faire venir, les dépister et les soigner. L’industrie pharmaceutique, de son côté, va pouvoir développer des médicaments pour lutter contre cette mutation. Mais il faut un partenariat équilibré entre la recherche et les bénéfices pour le patient.
Est-ce que la médecine prédictive et personnalisée existe déjà aujourd’hui?
Il y a encore un fossé énorme entre notre compréhension balbutiante du génome humain et son impact clinique. Mais la médecine personnalisée est déjà une réalité pour certains cancers et pour le HIV. On sait qu’un médicament contre le HIV déclenche chez 2 à 3% des patients une réaction d’hypersensibilité qui peut conduire au décès. Or, ces patients sont justement porteurs d’un marqueur génétique. Le dépistage de ce marqueur permet de l’éviter.
L’analyse de toutes ces données ne contribue-t-elle pas à augmenter le nombre de malades et ainsi à faire exploser les coûts de la santé?
Soulever des lièvres qu’on n’aurait pas dû soulever est l’angoisse de nombreuses personnes, et est un souci légitime du Médecin cantonal et du chef du Département de la santé vaudois Pierre-Yves Maillard. Que faire si j’apprends que je serai atteint d’Alzheimer? On est face à une révolution. Il faut canaliser ces nouvelles connaissances pour éviter qu’elles ne nous retombent dessus. Cela doit rester gérable au niveau de notre société et sur le plan économique.
D’ici la fin de votre carrière, le génome humain n’aura certainement pas dévoilé tous ses secrets. Mais aurez-vous répondu aux questions qui vous taraudent?
Non! (rires) J’espère surtout que j’aurai su donner à ma carrière une ligne généreuse et cohérente. J’aurai la satisfaction d’avoir réalisé des projets qui vont durer, comme cette cohorte de 6000 patients lausannois (CoLaus) et la Biobanque. J’espère aussi que j’aurai réussi à relever plusieurs défis. Mais j’ai surtout réalisé qu’on n’en sait encore très peu en médecine. Je n’aurai que très modestement repoussé les limites du savoir.