«Si on veut vivre dans une société où l’on prône le consentement, il faut changer les lois »
Bio express
1974: Naît à Lausanne.
De 1993 à 1997: Travaille comme journaliste à L’Illustré.
2004: Devient porte-parole de la section suisse d'Amnesty International.
2011: Est nommée directrice de la section suisse d'Amnesty International.
2017: Publie Mes héroïnes: des femmes qui s'engagent aux éditions Favre.
Septembre 2020: Prend la tête de la Direction générale de l'enfance et de la jeunesse dans le canton de Vaud.
De par leur faible vulnérabilité face au virus du Covid-19, les jeunes ont-ils été négligés par les autorités sanitaires sur le plan de la santé mentale?
Manon Schick: Oui, c’est probablement l’une des explications. Les jeunes sont peu touchés par la maladie mais c’est pourtant chez eux que la pandémie a eu le plus d’impact en termes de santé mentale et psychique. Une vaste enquête de l’Université de Bâle[1] montre que 18% de la population générale présenterait actuellement des symptômes dépressifs graves. Un chiffre qui monte à 29% chez les 14-24 ans, tranche d’âge de loin la plus touchée. A contrario, les personnes âgées de plus de 65 ans, très vulnérables physiquement face au virus, sont moins impactées psychologiquement (6%).
Quelles actions avez-vous menées pour ce public?
Nous demandons depuis plusieurs mois, avec le soutien de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, un assouplissement des mesures de restriction d’accès aux activités extrascolaires et sportives. Jusqu’à il y a peu, elles n’étaient pas ouvertes aux plus de 16 ans, mais le Conseil Fédéral nous a entendus et a enfin élargi l’accès jusqu’à 20 ans. Nous nous mobilisons également pour que l’ouverture des écoles soit maintenue. L’impact de leur fermeture lors du premier semi-confinement a été dramatique chez de nombreux jeunes avec des difficultés de ressources ou sans soutien parental, qui ont décroché.
Vous avez pris la tête de la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse[2] du canton de Vaud en septembre dernier. Quels grands chantiers allez-vous mener en priorité?
L’un de nos grands projets concerne les conflits parentaux. Sur le modèle de la méthode Cochem, née en Allemagne, nous allons développer une médiation entre les parents dès les prémices de la séparation, afin de protéger au maximum les enfants. On se rend compte que lorsque les couples divorcent – et cela en concerne un sur deux! – les enfants sont très souvent impactés dans leur développement psychique et parfois aussi physique. Ils sont mêlés au conflit, victimes et/ou spectateurs de violences domestiques… La médiation, imposée par la justice, pourrait aider à les préserver autant que possible durant la séparation.
En début d’année, le hashtag #metooinceste a fait grand bruit. Aucune statistique nationale n’existe vraiment… A-t-on une idée de l’ampleur de ce phénomène en Suisse?
Il y a certes beaucoup de choses à améliorer au niveau statistique en Suisse, mais cette difficulté à mesurer le phénomène est aussi liée au type d’abus. L’inceste est toujours tabou, il se déroule souvent dans le secret de la famille. Par une réaction que l’on connaît mieux aujourd’hui - l’amnésie traumatique - la victime peut oublier ce qu’elle a vécu et il est probable qu’elle n’en parle pas avant de nombreuses années. On se base donc sur des études partielles pour chiffrer l’ampleur de l’inceste. Des recherches menées en 2012 par la fondation Optimus[3] font état de 5 à 10% de victimes dans la population.
En 2018, un rapport a fustigé les erreurs du Service de protection de la jeunesse (SPJ) suite à cette sordide affaire d’un père vaudois incestueux qui a bénéficié d’un cafouillage du service. Des recommandations avaient alors été proposées. Sont-elles désormais en place?
Mon service ainsi que la justice avaient été extrêmement critiqués à l’époque, avec raison, pour ne pas avoir retiré les enfants à leur père. Les recommandations faites alors sont aujourd’hui en œuvre. Mais il reste néanmoins d’immenses difficultés liées à la détection de ces abus. Les enfants parlent rarement et sont souvent sous l’emprise des parents. Ce sont des situations extrêmement délicates et je ne peux pas prétendre qu’il n’y aura plus jamais ce genre d’abus. Ce qui est important, c’est de renforcer la sensibilisation des professionnels et de mettre en place des mesures immédiates en cas de soupçons, pour que les choses avancent et que les faits soient établis au plus vite.
La loi autour des crimes sexuels devrait-elle être réformée en profondeur?
Dans le cadre de la révision des infractions sexuelles, les Chambres fédérales planchent sur des mesures pour protéger les mineurs et revoir la définition du viol. Car actuellement, on se heurte cette définition obsolète de notre Code pénal selon laquelle seule la pénétration vaginale forcée chez une femme peut être considérée comme un viol. D’après ce texte, une pénétration anale ou une fellation sous contrainte ne sont donc pas des viols et un homme ne peut pas être considéré comme une victime. Cette définition suscite beaucoup d’incompréhension auprès des jeunes et rend les mesures de prévention difficiles. On leur parle sans arrêt du consentement, alors que la loi elle-même ne punit pas forcément toutes les relations non consenties. Si on veut vivre dans une société où l’on prône le respect et le consentement, il faut commencer par changer les lois.
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Paru dans Planète Santé magazine N° 41 – Juin 2021
[1] The Swiss Corona Stress Study: second pandemic wave, Novembre 2020.
[2] Anciennement Service de protection de la jeunesse (SPJ).
[3] Violences sexuelles envers des enfants et des jeunes en Suisse. Formes, ampleur, et circonstances du phénomène, Optimus Study, 2012.