«L’éducation culinaire doit avoir sa place à l’école»
Bio express
29 mars 1966 : Naissance en Camargue (France).
Jusqu’en 2016 : Professeur de cuisine et d'histoire de l'alimentation à l'École Hôtelière de Lausanne.
De 2007 à 2020 : Animateur de « Bille en tête » avec Duja (RTS).
Depuis 2016 : Responsable de la Food Experience à l’Alimentarium de Vevey.
Depuis septembre 2020 : Conférence sur scène « Bon appétit… » au Théâtre Grenette de Vevey.
Depuis octobre 2020 : Chroniqueur dans l’émission « Amuse-gueule » (RTS1).
«Replacer l’humain au cœur de l’assiette» est votre credo, pourquoi est-ce si important?
Philippe Ligron: L’être humain, par rapport à son alimentation, s’est complètement déconnecté de la réalité. Nous avons perdu ce lien de la terre jusqu’à l’assiette. Ces cinquante dernières années, nous avons subi bien plus de modifications en matière d’alimentation que depuis 5'000 ans. Nous devons nous reconnecter à la terre et arriver à reconnecter notre tête avec notre corps.
Avons-nous perdu une sorte de bon sens nutritionnel?
Absolument. C’est le cas par exemple pour le pain, qui est l’une des premières recettes inventées par l’humanité. Celui qu’on mange aujourd’hui, même s’il est croustillant, n’est pas du pain. On le fait avec du blé boosté au gluten et de la levure, alors que traditionnellement, il était fabriqué au levain, avec des céréales anciennes. Il se gardait plus longtemps, se déshydratait moins vite. Et d’un point de vue nutritionnel, le gluten synthétisé est moins facilement assimilable qu’un gluten issu d’une céréale ancienne. Le levain a aussi la particularité, pendant la fermentation, de dissoudre une partie du gluten. Pourquoi ne revient-on pas à cette façon de manger?
Vous avez une approche presque philosophique de la nutrition, avec l’idée d’un sixième sens…
Oui, en effet. On parle beaucoup des cinq sens dans l’alimentation, mais je suis persuadé qu’il en existe un sixième, le plus important: l’émotion. Le plaisir de manger, c’est un tout. Un plat aura beau être excellent, s’il est déconnecté de son terroir ou sans émotion, la magie n’opère pas. Je prends souvent l’exemple de ma grand-mère, qui préparait la chichoumeille (sorte de ratatouille, ndlr). Elle me paraissait extraordinaire parce qu’elle était chargée de sensations et d’amour. On a tous une madeleine de Proust, reliée à une histoire, une humeur, un parfum… La cuisine, c’est ça aussi. Un souvenir de quelque chose qui, en soi, n’était peut-être pas extraordinaire, mais qui vous renvoie à une émotion et lui fait prendre une toute autre une ampleur.
Le gaspillage alimentaire est l’un de vos grands combats. Pourquoi selon vous a-t-on tant de mal à prendre des mesures contre ce problème?
C’est un vaste sujet, très complexe. Il faut savoir qu’en Suisse, nous gaspillons 40 % de notre alimentation. En 1876 est arrivée la plus belle mais aussi la pire invention pour ce qui est de la gestion des déchets: le réfrigérateur. Alors qu’ils sont faits pour préserver des aliments, on n’a jamais autant jeté de denrées que depuis qu’on en est équipés. Si on ne prend pas un angle pour attaquer le problème, on ne va pas y arriver. On tape beaucoup sur la grande distribution mais, au final, ils font ce que les clients veulent. C’est par nous que les choses peuvent changer. On vit dans un système d’achat complètement déséquilibré : on achète 95 % de nos aliments en grande surface. Tout paraît moins cher au supermarché, mais tout est emballé et vous payez aussi ce packaging… qui finira par être jeté. C’est aussi ça, le gaspillage alimentaire.
Repenser notre façon de consommer implique aussi de renoncer à certains produits non locaux, de réduire notre consommation de viande bovine…
Ce qui est important, plus que de renoncer à certains aliments, c’est d’avoir une approche différente. Mangeons de la viande, mais arrêtons de manger toujours la même chose. Un bœuf, ce n’est pas un aloyau monté sur pattes! Dans le bœuf, on mange toujours le filet, le contre-filet et le rumsteck, mais le reste, plus personne ne connaît. Une joue de bœuf braisée ou un rôti de bœuf, c’est excellent aussi. Ou encore les abats, qui sont pour moi la viande de demain. Un animal, à partir du moment où il naît – nous y compris! – a pour vocation de mourir. Ce qu’il faut, c’est lui donner des conditions optimales pour qu’il vive, le tuer avec dignité, mais surtout, tout manger. Pour moi, le plus grand manque de respect vis-à-vis d’un animal, c’est de gaspiller autant.
Éduquer et transmettre sont des valeurs fortes chez vous. Pensez-vous que l’on ne transmette pas assez aux jeunes générations?
On a une éducation culinaire biaisée. Vous allumez la télé et vous avez le «Meilleur pâtissier», «Top chef», «Masterchef»… J’aime bien ces programmes, c’est sympa, mais en même temps, ça donne une image erronée du métier. À côté de ça, dans le canton de Vaud, on ne donne plus de cours de cuisine à l’école. L’éducation culinaire aussi est nécessaire et doit avoir sa place à l’école, dès le plus jeune âge. Les enfants, si on se donne la peine de leur expliquer les choses, sont intéressés, curieux et créatifs. Notre système éducatif doit leur enseigner des choses utiles.
En près de 30 ans de métier dans ce monde de l’alimentation, qu’est ce qui a changé dans la façon de consommer, de manger, selon vous?
Il y a 100 ans, un ménage suisse consacrait 50 % de son budget à l’alimentation. Aujourd’hui, c’est 7 %. Mais il y a quand même des changements de comportement positifs, par exemple le développement des boutiques en vrac. Et puis les gens posent beaucoup de questions, s’intéressent, veulent comprendre.
Et la question de la santé, est-elle présente dans votre conception de la cuisine?
Manger, c’est non seulement philosophique et émotionnel, mais c’est aussi physiologique. Un exemple : la viande que vous achetez au supermarché rend du jus quand elle est coupée, c’est pour ça qu’elle repose sur un petit mouchoir dans une barquette. Quand vous la mangerez, elle sera sèche. Vous la mangerez alors sans appétit, vous allez mal la digérer, vous serez en mauvaise santé, vous irez chez le médecin. C’est un peu caricatural et exagéré, mais ce que je veux dire par là, c’est que tout est lié.
En bref
Un aliment que vous ne pouvez pas voir en peinture?
Les piments, je ne les utilise pas souvent.
Une saveur, un fruit, une plante… découverts récemment?
Je les connaissais déjà, mais j’ai vraiment redécouvert les panais en arrivant en Suisse. C’est délicieux.
Vos amis doivent avoir la pression quand ils vous reçoivent à dîner. On cuisine quoi pour Philippe Ligron quand il vient à la maison?
On peut me faire manger n’importe quoi si je suis en bonne compagnie ! Les amis proches n’ont pas la pression car ils me connaissent bien.