Interview d'Agnes Wuthrich: «Il y a une part de fatalisme en moi et de confiance en la vie»
On la cueille au sortir de l’édition du 12 h 45 dans le bureau de la rédaction de l’actualité, au troisième étage de la tour de la télévision à Genève. Tailleur et bottines noirs, la jeune journaliste semble ne pas être totalement sortie de la prestation qu’elle vient de donner aux milliers de téléspectateurs romands. Après un bref debriefing, elle nous rejoint pour nous emmener dans un vaste salon à la vue panoramique sur la cité de Calvin. Elle atterrit doucement dans un fauteuil rouge, nous dévoile un peu de sa vie, de ses peurs et de ses convictions.
Agnès Wuthrich, il est 13 h30, vous venez de présenter l’édition de midi. Dans quel état êtes-vous?
C’est un mélange d’excitation et de soulagement, car il ne s’est rien passé d’inattendu. Là je suis encore sous adrénaline, mais je vais avoir le contrecoup d’ici une demi-heure.
Vous avez présenté de nombreux journaux, avez-vous toujours le trac?
Je n’ai plus le trac, mais je ressens toujours de l’adrénaline, ce qui me met dans un état de vigilance particulier, une espèce d’hyperacuité. Même si j’ai des soucis, je dois me concentrer et tout mettre de côté pour pouvoir aller jusqu’au bout de cette demi-heure.
Comment se prépare-t-on à ce genre d’exercice?
On est coaché pour la voix, la tenue, l’habillement, mais pas pour la gestion du stress. On fait des simulations, mais rien ne peut vraiment nous y préparer. J’avais fait de la scène avant, j’avais donc une idée de ce qui m’attendait. La différence ici est qu’on est seul. Je regarde l’œil rouge de la caméra et j’arrive à faire abstraction du regard des gens. Il y a une forme d’inconscience.
Quelles qualités doit-on avoir pour présenter le téléjournal?
Tout d’abord, il faut être rapide et réactif, car on a seulement deux heures pour préparer le journal. Il faut ensuite savoir gérer ce moment particulier. Il faut faire preuve d’empathie à l’égard des invités, que l’on doit en quelque sorte aider à accoucher, tout en restant méfiant et critique par rapport à ce qu’ils nous disent. A midi, en effet, on pratique moins l’interview de rupture, bien que cela arrive parfois. Cela ne s’apprend pas autrement qu’en le faisant. Depuis mes débuts, j’ai beaucoup évolué. J’ai appris des autres, c’est un énorme chemin vers l’aisance et le plaisir. Si on n’en a pas, cela se voit.
Il faut avoir également une certaine stabilité et un enracinement.
Est-ce qu’être chaque jour face aux caméras exige une discipline de vie?
Oui, c’est certain qu’il y a une hygiène de vie qui va avec. Ça commence par le sommeil. Si le journal est calme, c’est plus compliqué si l’on est fatigué. Je fais de la course à pied, c’est ma thérapie, car je suis du genre à me repasser le journal. Je dis que c’est ma machine à laver. A l’arrivée, j’ai beaucoup plus de distance avec les événements. Ensuite, chacun a ses trucs. Moi, par exemple, je me sens mieux si je n’ai pas mangé juste avant.
Quand j’enchaîne les éditions tous les midis ou tout le week-end, j’essaie de trouver dans ma vie un équilibre entre une certaine routine et le fait de me changer les idées. J’en ai besoin. Par ailleurs, j’ai deux enfants, et heureusement un mari qui m’aide beaucoup. Comme pour toutes les mères de famille, c’est compliqué, mais précieux. Ça m’aide à relativiser entre mon métier et la vraie vie…
Quelles sont les actualités touchant la santé qui vous ont particulièrement marquée?
J’ai perdu ma mère du cancer, et mon père indirectement de ça aussi, alors tout ce qui concerne cette maladie me touche.
Et de manière générale, la souffrance humaine, celle des enfants plus particulièrement, étant moi-même mère. Cela m’est insoutenable, c’est au niveau des tripes que cela se passe. Je présentais le journal l’été de famine au Kenya. Je me souviens d’une fillette de 4 ans qui ne pesait que 4 kg, le poids de naissance de ma fille… C’était très très dur.
La journaliste que vous êtes a-t-elle un rôle à jouer?
L’information santé, comme on le fait avec RTS découverte par exemple, permet de mieux faire comprendre la maladie. Si cinq personnes prennent leur téléphone après l’un de nos sujets pour passer une coloscopie, c’est déjà pas mal. Nous donnons aussi l’opportunité aux spécialistes de montrer ce qu’ils font. C’est une manière indirecte de les aider car si cela intéresse les gens, ce sera plus facile pour eux de récolter des fonds. Ce sont des petites pierres à l’édifice.
A titre personnel, vous mobilisez-vous pour une cause?
Je suis marraine de la Montheysanne, une course pour venir en aide aux victimes du cancer du sein. A titre professionnel, si je peux faire passer un reportage en lien avec ce type de thématiques, je le fais, mais je ne suis pas la seule à décider.
Quels sont selon vous les enjeux actuels en matière de santé en Suisse?
On arrive à un système de santé qu’on ne voulait pas, à deux vitesses. Sans doute à cause de la forte demande, on assiste à la précarisation de l’accès aux soins. Ça me frappe de voir à quel point ils sont de plus en plus spécialisés et de plus en plus chers. Pour avoir fréquenté les urgences pour mon fils, je comprends mieux pourquoi elles sont surchargées. Beaucoup s’y rendent, sans réelle justification. Mais en même temps je comprends, si on est seul pour élever son enfant, sans la famille à proximité, on est vite déboussolé et on a besoin d’être rassuré… C’est une question culturelle aussi. Mon mari est d’origine africaine, il est plus cool avec tout ça.
Quand mon fils a eu une invagination intestinale, j’aurais pu appeler notre pédiatre, et j’aurais eu un passe-droit. La réalité, c’est ça, mais je ne l’ai pas fait. Mais je dois dire que quand il y a une vraie urgence, il n’y a rien à dire, les médecins des Hôpitaux universitaires de Genève ont été adéquats, de A à Z. Si cela se passe toujours comme ça, alors je suis d’accord de payer aussi cher.
Quel rapport avez-vous avec les hôpitaux, les médecins et la maladie en général?
Ma mère a fréquenté les hôpitaux pendant deux ans, alors forcément j’ai un rapport particulier avec ce milieu. Mais depuis que j’ai accouché deux fois, cela va mieux. Sinon, je ne suis pas quelqu’un qui a le réflexe d’aller chez le médecin, à part pour mes enfants pour qui je suis soucieuse de bien faire. Enfant, j’ai dû prendre deux aspirines. Encore aujourd’hui, si j’ai mal à la tête, je me dis que cela va passer. J’ai été éduquée comme ça. Après le décès de mes parents, je ne suis pas allée chez le médecin pendant deux ans. J’étais étudiante, je n’avais pas beaucoup d’argent et surtout j’étais traumatisée. Je pensais qu’en allant consulter, on allait forcément m’annoncer que j’avais un cancer. Un jour, j’ai décidé de faire un check-up de A à Z et depuis cela va mieux. A cause de mes antécédents, je fais une coloscopie tous les dix ans.
Et les psys, qu’est-ce que cela vous évoque?
J’ai repoussé longtemps l’idée d’en voir un. Après la mort de mes parents, j’avais besoin d’aller un petit peu mieux, je n’étais pas prête. J’avais tendance à tout mettre sous le lit. Puis un jour, j’ai fait la démarche d’aller regarder en-dessous pour voir s’il y avait un fantôme. Finalement, la réalité est souvent moins effrayante que l’idée qu’on s’en fait. Aujourd’hui, quand j’ai quelque chose à affronter, j’ai tendance à être impatiente.
La perte prématurée de vos parents a-t-elle changé votre rapport à l’existence?
Ma mère est morte à 53 ans. J’ai de la peine à me projeter au-delà de cet âge-là. La mort reste malgré tout une abstraction, je ne me sens pas encore concernée. Je suis dans un paradoxe entre le plaisir et la contrainte. Je suis gourmande mais je fais ce qu’il faut au quotidien. De toute façon, je suis une perfectionniste ratée. Dans les faits, la vie est là. Il y a une part de fatalisme en moi et de confiance en la vie.
Dans tout ça, qu’est-ce que la maternité a changé pour vous?
La grossesse m’a changée dans mon rapport à moi-même et à mon corps. Je me suis sentie animale. Cela a été une révélation. J’étais soudain capable de savoir ce que je devais faire pour moi-même : dormir si j’avais sommeil, manger quand j’avais faim. J’ai laissé la nature prendre possession de moi. Il y a un moment où on est obligé de lâcher-prise car de toute façon les choses nous échappent. On est plus à l’écoute de soi-même et de ses sensations. J’essaie de garder quelque chose de tout ça.