Interview: Matthieu Mégevand VS Joël Dicker
Matthieu Mégevand
A quoi se connecte-t-on pour écrire des livres?
Tout dépend du livre. Mais je pense que la première chose à laquelle on se connecte, c’est à soi-même. L’objectif est de parvenir à se connecter à soi, tout en se détachant des évènements banals que chacun vit à sa manière et qui n’intéressent personne. Car, hormis si vous êtes Gandhi ou si vous avez eu un destin extraordinaire, la vie personnelle de chacun n’a, à mon sens, pas d’intérêt. C’est la tristesse dans ce qu’elle comporte d’universel qui est intéressante, non la petite tristesse que «moi» j’ai vécu lorsque mon chat est mort. Il y a donc tout un travail à accomplir pour passer de sa propre subjectivité brute, à l’universalité d’une émotion, d’un vécu.
Pourtant, dans votre dernier livre, Ce qu’il reste des mots, vous parlez bien de votre propre vie?
Non, pas vraiment. Je parle, bien sûr, indirectement de moi, mais toujours de façon romancée. L’histoire apparaît comme une quête fluide, mais en réalité elle est construite. Si je racontais l’histoire de la façon dont elle s’est réellement passée, mon livre serait truffé de passages ennuyeux et inintéressants.
Comment organisez-vous votre temps pour écrire?
Je travaille deux jours par semaine à la faculté de théologie de l’Université de Genève. Notamment pour subvenir à mes besoins. Le reste de mon temps est consacré à l’écriture de mes livres et de quelques articles de journaux. Mais l’écriture reste un travail quotidien. Je ne parviens pas, comme certains, à écrire une heure le soir avant d’aller me coucher. J’ai besoin, idéalement, de toute une journée. Et, pendant cette journée j’essaye de ne rien faire d’autre qu’écrire. Je ne déjeune avec personne, je ne prends pas de rendez-vous, sinon, je déconnecte…
Et comment faites-vous pour rester «connecté»?
La musique est obligatoire. Je ne peux pas écrire sans. J’écris donc forcément chez moi. Je passe par des phases de concentration intense, ou j’écris pendant une, voire deux heures, puis tout à coup, lorsque je sens que tout s’emmêle, je m’arrête. Je prends une pause. Je respire, je me fais un thé, ou je vais me balader, puis je reprends.
Ecrivez-vous en suivant une ligne directrice bien précise?
Une ligne directrice oui, mais faite de hauts et de bas. L’écriture est un travail difficile. Comme, finalement, n’importe quel acte de création. Il y a beaucoup de moments de labeur, où j’efface par exemple plusieurs fois le même paragraphe, pour quelques moments bénis, où je peux enfin écrire une ou deux pages avec fluidité.
Il y a une dizaine d’années, vous avez fait l’expérience de la maladie. Quel sens donne-t-on à la vie lorsque le corps lâche?
Le message que le corps délivre à travers la maladie, selon moi, c’est «attention, tout est éphémère, y compris ce que tu penses ne pas l’être», c’est-à-dire soi-même. C’est un état qui peut certes engendrer de grandes souffrances, mais qui peut aussi, pour ceux qui ont la chance de s’en sortir, déboucher sur une plus grande conscience de soi et du monde alentour.
Quelle relation entretenez-vous à présent avec votre corps?
C’est une relation qui a sacrément évolué. Auparavant, j’avais l’impression de n’être qu’un cerveau qui marche et qui se meut grâce à un corps-machine. A présent, j’essaye de fonctionner différemment. Je perçois le corps comme un langage en soi. Le corps parle, il s’exprime, tout comme le fait la pensée, il suffit de l’écouter. Et contrairement à la pensée, qui part un peu dans tous les sens, le langage du corps a le mérite d’être immédiat. Il permet un rapport direct et assez authentique avec soi-même. Je passe donc par mon corps, pas forcément pour écrire, mais pour essayer de vivre de la manière la plus cohérente possible.
Si vous pouviez vous réincarner, dans quelle époque, circonstance, pays serait-ce?
Je reviendrais en disciple de Jésus. Oui, ça me plairait bien de voir à quoi tout cela ressemblait!
Si vous étiez étudiant en médecine, vers quelle spécialité vous orienteriez-vous d’instinct?
Vers la pédiatrie.
Joël Dicker
Bien que l’écriture soit une passion pour moi depuis toujours, je considère qu’écrire est comme un travail: cela nécessite des horaires et de la rigueur. J’écris donc pendant les heures de bureau. Je peux commencer tôt le matin et ne pas lever le nez de mon écran jusqu’en fin de journée. Mais, en principe, après 19 h je suis totalement improductif. Je mets aussi toujours de la musique pour écrire, cela me permet de m’isoler, de créer ma bulle et de plonger dans le monde de mon livre. En tournée, j’essaie d’écrire aussi mais c’est moins évident: les avions et les chambres d’hôtels sont souvent des endroits trop impersonnels pour bien travailler.
Mais y a-t-il des règles ou des étapes à suivre pour produire un livre?
Je ne crois pas qu’il y ait un processus d’écriture, du moins pas pour moi. J’écris parce que j’en ai envie, parce que j’ai des idées plein la tête. La rigueur dont je vous parlais sert simplement à canaliser tout ceci. Le point de départ est une envie, un plaisir: celui de raconter une histoire. C’est ainsi que tout commence. Ensuite vous allez décider de votre méthode de travail. En fait, c’est comme un voyage: si vous avez envie de partir, vous savez que vous voulez faire un safari et voir des lions et des girafes. C’est votre idée initiale. Ensuite, il faut la concrétiser: irez-vous au Kenya? En Afrique du Sud? Par quel moyen? En avion probablement. Alors quelle compagnie? Si votre budget est limité, vous choisirez la moins chère. Si vous privilégiez le confort, vous essayerez de trouver un vol direct. Et s’il vous manque des sous pour réaliser cette envie, peut-être allez-vous vous trouver un emploi d’appoint, ou faire un emprunt? Il y a mille façons de faire, et chacun a un processus qui est le sien.
A quoi vous connectez-vous pour écrire des mots qui font sens?
Les mots font sens parce qu’ils ont un sens pour vous. C’est important de partir de ce postulat. Il y a évidemment les règles de grammaire et de français, qui font foi. Mais quant à savoir si vous voulez faire des phrases longues ou courtes, utiliser des points virgules à la place des points, c’est très personnel. Je ne suis pas certain qu’il y ait une connexion aux mots: les mots sont un moyen de raconter une histoire. La connexion se fait avec le récit, avec le message que vous voulez faire passer. C’est ce qui permet de traduire un livre sans le trahir: tous les mots changent et pourtant la portée du livre reste la même.
Que signifie la page blanche pour vous?
Il n’y a que des pages blanches ou alors il n’y en a jamais. Ce que je veux dire, c’est que le doute fait la qualité d’un texte je crois: plus on doute, plus on se remet en question sur ce que l’on fait, plus le texte s’en trouve amélioré. Mais attention: si l’on doute trop, on ne produit rien. Il faut essayer. La page blanche, c’est lorsqu’on a peur d’essayer et qu’on ne se lance pas. Plus on essaie, plus on apprivoise le doute. Tout devient plus facile. Après beaucoup de doutes et de travail, le livre se concrétise, avance. Et plus vous avancez plus vous avancez vite. Il vous faudra peut-être un mois pour écrire la première page du livre, et une demi-journée pour écrire les trente dernières. C’est comme ça.
Quelle relation entretenez-vous avec le corps médical?
J’aime les médecins. Ils sont des demi-dieux pour moi! Ça doit être à cause de mes névroses et de mon hypocondrie: j’arrive chez eux mourant, et en quelques minutes me voilà durablement guéri. Si je n’avais pas été aussi incapable en mathématiques et en science, j’aurais aimé étudier la médecine. Je trouve que c’est un art supérieur. Nous avons la chance en Suisse d’avoir un système médical extrêmement performant, je crois que nous ne réalisons pas toujours à quel point nous sommes privilégiés de ce côté-là.
Si vous étiez étudiant en médecine, vers quelles spécialité vous dirigeriez-vous d’instinct?
Vers la neurologie. Le neurologue est le roi des médecins!