Humiliation 2.0: ces parents qui vont trop loin

Dernière mise à jour 03/06/19 | Article
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On pourrait croire à une mauvaise blague. Mais non, le #Cheesechallenge, un défi qui sévit sur le net, est bien réel. Le principe: se filmer en train de jeter une tranche de fromage sur le visage de son bébé et diffuser la séquence sur les réseaux sociaux. Décryptage d’une nouvelle forme de violence, l’humiliation sur Internet.

Humilier peut coûter cher

Il ne s’agit plus ici de blague de mauvais goût mais bien de maltraitance. En juillet 2018, un couple de Youtubeurs, Heather et Michael Martin, se voyaient fermer leur chaîne Youtube «DaddyOFive», comptant 713’000 abonnés. Les parents s’y amusaient à faire de mauvais canulars à leurs enfants pour mieux les malmener physiquement, verbalement et émotionnellement. Leur laisser croire qu’ils avaient été adoptés, les inciter à se frapper entre eux, les punir pour des bêtises non commises… voici à quoi ressemblaient quelques-unes des blagues sadiques utilisées pour générer de l’audience. Après des années de sévices et suite à la dénonciation d’un autre Youtubeur choqué, la justice s’est emparée du dossier, les parents ont été condamnés et la garde de deux de leurs enfants leur a été retirée. Cette affaire, sans précédent, a mis en lumière la nécessité d’adopter des mesures de protection des enfants sur Internet et a mené la plateforme Youtube à renforcer ses conditions d’utilisation.

Mais qu’a-t-il bien pu se passer dans la tête de ces parents qui se sont pris au jeu du #Cheesechallenge? Depuis quelques mois, ce nouveau défi sévit sur Instagram et a déjà récolté plusieurs milliers de vidéos, provoquant souvent l’hilarité mais aussi l’indignation des internautes. Car il y a de quoi s’indigner devant ces images d’enfants – parfois des nouveau-nés – étonnés, voire stressés, de recevoir en pleine figure une tranche de mauvais fromage collant. «On aime les bébés et on aime le fromage», se dédouane dans un slogan ubuesque le compte Instagram qui collecte les vidéos.

Ce n’est pas la première fois qu’un défi fait fureur sur les réseaux sociaux. Certains, c’est vrai, ont une visée esthétique («watermelondress»), nostalgique («10years challenge») ou altruiste («Ice bucket challenge»). Mais trop nombreux sont ceux de mauvais goût. Le cheese challenge est de ceux-là. Il utilise l’humiliation comme mécanique centrale, ce qui n’est jamais anodin. «L’humiliation est une forme de maltraitance dont on sait les graves répercussions qu’elle peut avoir sur l’enfant, explique Philip Jaffé, professeur ordinaire à la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève, directeur du Centre interfacultaire en droits de l’enfant et membre du Comité des droits de l’enfant de l’ONU. L’humiliation peut impacter de façon irréversible son développement psychosocial et interpersonnel, en écornant sa confiance en lui, mais aussi en le rendant beaucoup moins à l’aise dans la construction de liens de confiance avec les autres.»

A cela s’ajoute la dimension publique de l’humiliation, qui vient décupler le retentissement émotionnel qu’elle a sur l’enfant. «Une fessée donnée à la maison n’a pas le même impact que si elle a lieu dans la cour d’école devant tous les copains, explique le Pr Jaffé. Pour l’humiliation, c’est pareil, en particulier sur les réseaux sociaux où l’ampleur est exponentielle.»

Comment alors, en tant que parent, éviter de franchir la limite entre blague et humiliation? Pour les pédopsychiatres, dans le cas des micro-violences – par exemple les humiliations en apparence «ordinaires» comme des moqueries –, tout est question de récurrence. «C’est leur répétition et leur impact accumulé sur l’enfant qui peuvent être dévastateurs, explique le spécialiste. Mais au-delà de l’humiliation, limiter les relations sociales de l’enfant, l’ignorer, ne pas lui témoigner d’affection, le corrompre, sont également des formes de violence psychologique, parfois plus destructrice que la violence physique.» Depuis 1990, la Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la Suisse, interdit les violences psychologiques à leur encontre.

Une violence banalisée

Face à ce comportement venant d’un adulte, l’enfant n’a d’autre choix que de subir. Aucune riposte n’est possible lorsque l’on a 6 mois et que, cloué dans une chaise haute, notre mère nous envoie une tranche de cheddar visqueux à la figure. «C’est toute la différence entre un enfant, qui n’a pas les opérations mentales pour filtrer, analyser ou contextualiser la situation, et un adulte qui la comprend et peut y répondre.»

Des adultes tout-puissants qui vont peut-être parfois un peu trop loin… Jimmy Kimmel, animateur américain, frôle ainsi les limites de la décence avec ses challenges devenus célèbres. Faire disparaître les bonbons d’Halloween, offrir une pomme de terre en guise de cadeau de Noël ou encore débrancher la console en pleine partie de Fortnite, voici quelques-uns des «pièges» qu’il propose aux parents peu scrupuleux de lancer à leur progéniture. Si les vidéos prêtent à sourire, sont-elles pour autant totalement inoffensives? Certains se sont offusqués de cette «torture psychologique» et une pétition visant à les interdire pointe du doigt «les réactions émotionnelles extrêmes» qu’elles provoquent chez les enfants. «Ce n'est pas seulement une "blague", c'est une violation de la confiance et un abus émotionnel.»

Car au-delà de la perte de confiance en soi, l’humiliation entraîne aussi une perte de confiance dans l’adulte. «Le parent est un peu le miroir de la société, explique Philip Jaffé. Quand survient une trahison de sa part, alors qu’on a en lui toute confiance, c’est l’image de tous les autres adultes qui est écornée.»

Le jour où les enfants se rebifferont…

Demandez-vous systématiquement l’avis de votre enfant avant de poster sur les réseaux sociaux sa frimousse pleine de chocolat, ses premiers pas ou encore ses barbotages dans la piscine? Non? Vous risqueriez bien de le regretter dans quelques années…

En Suisse, le Code civil concernant l’utilisation du droit à l’image des enfants est très clair. Il stipule en effet que les parents peuvent décider de la publication d’images de leur enfant tant que celui-ci n’est pas capable de discernement. «Selon la convention de l’ONU relative aux droits de l’enfant, ces derniers ont néanmoins un droit de participation, explique Xenia Schlegel, directrice de la fondation Protection de l’enfance Suisse. A l’âge adulte, ils deviennent détenteurs de leur droit à l’image et leurs parents doivent donc obtenir leur autorisation pour une publication publique de leurs photos». Suivant ce principe, un adulte sera donc dans son droit de poursuivre ses parents pour atteinte à la vie privée dans le cas où ces derniers auraient diffusé son image sans son consentement. «Il n’y a pas encore eu, en Suisse, de cas de ce genre. Mais cela risque d’arriver face à l’ampleur que prennent les réseaux sociaux où certains parents exposent le visage de leur enfant sans mesure». Une jurisprudence qui nous amènera peut-être à repenser les limites de l’exposition des enfants sur Internet et de revoir la législation. Quoi qu’il en soit, vous devriez y réfléchir à deux fois avant de poster vos prochaines photos de vacances sur Facebook…

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Paru dans Le Matin Dimanche le 02/06/2019.

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