«Nos sens conditionnent la trajectoire de nos vies»
Bio express
1973 Naissance à Massachusetts, États-Unis.
1995 Double Bachelor en Neurosciences et en Littérature anglaise, The Johns Hopkins University, Maryland.
2001 Doctorat en Neurosciences, Albert Einstein College of Medicine, New York.
2001–2003 Post-Doctorat, Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et Université de Genève (UNIGE).
2005 Nomination comme Privat-Docent, Faculté de biologie et de médecine, Université de Lausanne (UNIL).
2011 Professeur associé, Faculté de biologie et de médecine, UNIL.
2021 Directeur scientifique et académique, Centre d’innovation et de recherche The Sense, Lausanne et Sion.
Comment est né le Centre d’innovation et de recherche The Sense?
Pr Micah Murray: Le projet a germé il y a plusieurs années dans l’esprit d’Olivier Lorentz, professeur à la HES-SO Valais-Wallis – et aujourd’hui directeur exécutif de The Sense – et dans le mien. L’idée était d’allier les expertises exceptionnelles et complémentaires existant à la HES-SO Valais-Wallis, à l’UNIL et au CHUV dans le domaine des sciences sensorielles, tant au niveau de la recherche fondamentale qu’appliquée. Nous avons pensé ces collaborations pour qu’elles soient au service de l’innovation et en lien avec les besoins réels de la population.
Ces besoins, dans le domaine des sens, semblent potentiellement infinis…
En effet. Et pour cause, nos sens conditionnent nos comportements et la trajectoire de nos vies. Prenons l’exemple simple d’un enfant souffrant de troubles visuels, comme une myopie ou un strabisme. Si le problème n’est pas traité, il aura un impact tôt ou tard sur la scolarité, les apprentissages, les capacités de cet enfant, et donc potentiellement sur sa vie future. À noter que les troubles visuels constituent également un facteur clé pour la qualité de vie et la cognition des personnes âgées. À tout âge donc, la détection de ces troubles représente un enjeu majeur. Dans les pays aisés, elle se fait généralement très bien, mais ce n’est pas le cas en tous points du globe. Notre ambition est de réfléchir à des projets nationaux ou internationaux susceptibles d’apporter des solutions à des besoins parfois élémentaires mais inaccessibles pour certaines personnes.
Comment s’organisent les recherches au sein de The Sense?
Elles se basent sur trois axes principaux baptisés «Perception & Cognition», «Action & Réparation» et «Dispositifs & Data». Au sein de chacun de ces domaines, une vingtaine de chercheurs et chercheuses de la HES-SO Valais-Wallis, de l’UNIL et du CHUV travaillent en étroite collaboration, en impliquant leurs équipes respectives. La synergie entre ces trois institutions permet également d’optimiser les ressources pour les projets de recherche (laboratoire pour les études des comportements psycho-physiologiques et mouvements, appareils IRM, électroencéphalographie, par exemple). Autre élément central de notre organisation: la mise en place de trois groupes «conseil» extérieurs avec qui nous travaillons en étroite collaboration.
Quel est leur rôle?
Ces groupes ont été pensés pour renforcer trois piliers du centre: les sciences elles-mêmes, l’innovation et l’impact social. Pour ce dernier par exemple, nous collaborons avec des associations de patients et patientes, des personnes retraitées, des médecins, toujours dans ce but de penser nos projets et d’en mesurer les impacts non pas depuis une «bulle», mais en lien avec celles et ceux qui pourraient en bénéficier. Pour l’innovation, nous travaillons avec plusieurs partenaires incontournables régionaux et internationaux.
Comment naissent vos projets?
D’une part, des chercheurs et chercheuses eux-mêmes: je me réjouis tous les jours de voir le dynamisme et la créativité qui règnent au sein des équipes impliquées dans The Sense. Les projets découlent ainsi de nos quotidiens respectifs, de nos échanges, des interactions avec les partenaires extérieurs. Et, d’autre part, nous avons fait plusieurs appels à projet dès le lancement du centre. Quatre projets ont déjà pu commencer.
En quoi consistent-ils?
Ils relèvent de quatre thématiques distinctes: la myopie, les rêves, le risque de chute et les troubles du mouvement. Pour tous, l’objectif est de viser une meilleure compréhension du sujet et de la traduire en innovations concrètes pour le public dans les années qui suivent. Un critère a par ailleurs été imposé: la collaboration entre au moins deux équipes de recherche distinctes, toujours dans le but de stimuler les interactions et de viser une recherche «décloisonnée».
Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet portant sur la myopie, dont on sait qu’elle touche de plus en plus de personnes?
En effet, nous sommes face à une véritable épidémie: d’ici vingt ou trente ans, la myopie pourrait concerner près de 50% de la population mondiale. Or, son dépistage n’est pas toujours si simple. Beaucoup d’entre nous en ont fait l’expérience lors d’un contrôle de la vue: des corrections successives sont proposées à l’un de nos yeux, puis à l’autre, puis aux deux. À chaque changement, nous devons dire si la vision est meilleure ou moins bonne. Sauf que parfois, nous ne savons plus vraiment. Et surtout, notre vision ne se construit pas uniquement au niveau de nos yeux, mais aussi et surtout dans notre cerveau. D’où l’idée de ce projet d’objectiver le diagnostic, autrement dit de créer des outils permettant d’aider à identifier la correction réellement la plus adaptée. Cet enjeu est précieux: mal corrigée, une myopie a un impact réel sur la vision elle-même, mais aussi en termes de fatigue visuelle et d’évolution plus ou moins rapide du trouble.
Revenons à cette notion de recherche «décloisonnée»: elle semble au cœur de votre démarche et du centre lui-même. Est-ce un enjeu essentiel pour vous?
Absolument. Dans le monde académique, il y a un risque évident de s’enfermer dans son activité. Bien sûr, il est important d’avoir son identité propre, son domaine de compétences. Mais plus le temps passe, plus je suis convaincu que la collaboration et l’ouverture aux autres est la clé pour avancer. Cela vaut à titre personnel et pour le bien des projets de recherche eux-mêmes. Si je prends l’exemple d’un enfant ayant des difficultés d’apprentissage, on ne peut pas «attaquer» le problème en zoomant sur tel ou tel aspect. S’agit-il d’un trouble de l’attention? Du sommeil? De vue? Beaucoup de difficultés, même quotidiennes, nécessitent une vision holistique (c’est-à-dire globale), y compris dans l’univers des sens, dont on sait qu’ils ne cessent d’interagir entre eux.
Cette vision holistique de la recherche est-elle le fil rouge de vos activités universitaires, depuis les États-Unis, où vous êtes né, jusqu’ici?
Sans doute. Cela vient probablement de mon histoire, où s’entremêlent une double culture – je suis Américain et Suisse – et une double formation. J’ai en effet étudié les neurosciences et la littérature anglaise. Et puis, venant des États-Unis, j’ai connu cette vie de campus exaltante où les facultés sont totalement décloisonnées. Or les domaines en apparence les plus éloignés peuvent s’apporter énormément mutuellement. Des études ont même montré que les plus grands médecins ont, ou avaient, une formation artistique.
Vous qui avez étudié à la fois les sciences et la littérature, qu’est-ce qui vous a fait pencher du côté d’une carrière dans les neurosciences?
C’est un domaine passionnant, au carrefour de tellement de disciplines: la biologie, la psychologie, la physique, les mathématiques, la médecine. Mais je reste passionné par l’art au sens large, la littérature, le dessin, la musique. J’ai même la chance de vivre avec une artiste plasticienne.
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Paru dans Planète Santé magazine N° 45 – Juin 2022