Langage corporel: notre cerveau détecte l’absence d’émotion chez autrui
Bras ou jambes croisées, tête haute ou baissée, dos droit ou au contraire épaules rentrées… Dans la vie de tous les jours, notre compréhension des interactions sociales ne passe pas seulement par le langage verbal, mais aussi par ce qu’exprime, de manière inconsciente, notre corps. En ces temps de pandémie, si le port du masque perturbe, voire limite l’accès aux expressions du visage, bien d’autres informations filtrent par ailleurs. Nous nous fions ainsi, sans le savoir et de manière instantanée, au langage corporel. Car au-delà des mots, du regard et du sourire, la communication sociale passe plus globalement par les gestes, la posture, la façon de bouger, de marcher, notamment. «Les signaux du langage corporel sont d’autant plus riches en informations qu’ils échappent à notre contrôle. Par leur observation, on peut capter les intentions mais aussi l’état affectif de notre interlocuteur», souligne le Dr Arseny Sokolov, chercheur et médecin agréé au Service de neurologie et à la plateforme Neuroscape@NeuroTech du Département des neurosciences cliniques du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Ainsi, notre capacité à reconnaître, chez autrui, les émotions véhiculées par le corps est vitale et semble être un héritage conservé dans l’évolution, permettant de savoir s’il fallait fuir ou au contraire se rapprocher d’un autre individu. Aujourd’hui, elle joue un rôle essentiel pour un comportement social adapté, mais simplement aussi pour notre bien-être mental.
Une question peu explorée
Les neurosciences se sont déjà beaucoup intéressées aux expressions du visage et aux émotions dans le langage corporel. En revanche, on sait peu de choses sur la façon dont notre cerveau perçoit l’absence d’émotions. Quelles régions cérébrales sont impliquées lorsque le contenu émotionnel exprimé est neutre? C’est à cette question, a priori peu intuitive et surtout peu explorée, que le Dr Sokolov et son équipe, en collaboration avec des scientifiques allemands et anglais, se sont intéressés*.
Les chercheurs ont découvert que la reconnaissance d’une absence d’expression émotionnelle dans le langage corporel passe par les mêmes circuits cérébraux que la perception d’émotions marquées, comme la joie ou la colère. C’est le système limbique qui joue un rôle décisif dans l’identification de l’absence d’émotions. Cette structure très ancienne du cerveau est déjà connue pour son implication dans la perception des émotions basiques et primitives, dont la peur et le dégoût. «On aurait pu imaginer que d’autres zones cérébrales entrent en jeu quand il n’y a pas de contenu émotionnel exprimé dans le langage corporel, mais les analyses nous montrent que cela se passe aussi dans le système limbique», s’étonne le Dr Sokolov. Mais plus encore: «La connectivité ou communication entre le cortex insulaire et l’amygdale pendant l’observation du langage corporel neutre peut prédire notre capacité à reconnaître l’absence de l’émotion.» Ces résultats ont été publiés dans le prestigieux journal américain Proceedings of the National Academy of Sciences.
Pour le démontrer, les scientifiques ont demandé à des sujets – des hommes sains avec un âge moyen de 28 ans – de reconnaître l’émotion (joie, colère ou neutre) suggérée dans des scènes représentant un individu frappant à une porte invisible, présentées sous la forme de séquences animées de points (lire l’encadré). En utilisant l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), les neuroscientifiques ont visionné ce qui se passait dans le cerveau des participants afin d’établir des corrélations avec leurs réponses et donc leur comportement. Des techniques de pointe en analyse de la communication entre différentes régions du cerveau leur ont permis de visualiser des mécanismes insoupçonnés, comme le souligne Christel Bidet-Ildei, chercheuse au Centre de recherches sur la cognition et l’apprentissage (CeRCA) de l’Université de Poitiers: «Ces techniques permettent de voir des activations très fines dans des structures cérébrales très profondes. C’est l’une des forces de cette recherche.» Le cerveau se révèle donc être bien plus qu’un amalgame de différents îlots, mais constitue un véritable réseau où s’opère une dynamique entre les différentes régions.
La perception de la neutralité sous-estimée
Ces résultats ouvrent un nouveau champ de compréhension des maladies neurologiques et neuropsychiatriques. Est-ce qu’un dérèglement de ce fonctionnement cérébral serait en cause lorsque la capacité à percevoir les signaux sociaux est atteinte? C’est une hypothèse. Quoi qu’il en soit, ces mécanismes peuvent bel et bien être altérés après un accident vasculaire cérébral (AVC) ou un traumatisme crânien. C’est le cas aussi dans certaines maladies psychiatriques, comme la schizophrénie: «Il y a alors une tendance à surinterpréter les signaux sociaux et à percevoir une intensité émotionnelle là où il n’y en a pas», note le Dr Sokolov. Dans la dépression, c’est une vision négative qui domine, avec une tendance à sous-estimer l’expression d’émotions positives comme la joie et à se méprendre sur du neutre, commente Christel Bidet-Ildei: «Le moindre comportement, le moindre discours, est interprété négativement, en particulier lorsqu’il y a une certaine neutralité.» Dans les démences aussi, notamment celle frontotemporale mais également dans la maladie d’Alzheimer, les régions cérébrales qui commandent la reconnaissance émotionnelle sont assez vite touchées. Ainsi, «au cours de la démarche diagnostique, l’incapacité à identifier des signaux émotionnels neutres pourrait potentiellement être un marqueur assez sensible de ces maladies», indique le Dr Sokolov.
La prise en charge des patients qui confondent des comportements sociaux neutres avec des expressions émotionnelles pourrait aussi être améliorée par la neuroréhabilitation cognitive. «Davantage de recherches sur la cognition sociale et la capacité à reconnaître le neutre sont nécessaires, étant donné leur impact profond sur la vie quotidienne et les relations sociales», conclut le Dr Sokolov.
Des points lumineux qui en disent long
Pour comprendre comment le cerveau traite la reconnaissance des émotions, les chercheurs recourent à la technique du «point light display» ou «séquences animées de points». Développée dans les années septante, cette technique puissante consiste à présenter des actions uniquement sous la forme de séquences de points en mouvement. Ces points correspondent aux principales articulations d’un sujet (épaules, coudes, poignets, doigts, hanches, genoux, chevilles) en train de réaliser une action. «De cette façon, on élimine les informations non pertinentes qui pourraient troubler l’interprétation», explique Christel Bidet-Ildei, chercheuse au Centre de recherches sur la cognition et l’apprentissage (CeRCA) de l’Université de Poitiers. Et c’est troublant. Quelques points lumineux dans le noir suffisent à reconnaître une action, une intention, une émotion, ou encore à déterminer si c’est une vraie personne (et son sexe) ou si c’est un robot.
Pour découvrir cette technologie et tester vos propres compétences dans l’interprétation du langage corporel, rendez-vous sur la plateforme de recherche PLAViMoP: https://plavimop.prd.fr/fr/recognition.
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Paru dans Le Matin Dimanche le 15/08/2021.
* Sokolov AA, Zeidman P, Erb M. Brain circuits signaling the absence of emotion in body language. Proc Natl Acad Sci U S A 2020;117(34):20868-20873. Doi: 10.1073/pnas.2007141117.