La science à l’assaut de l’alchimie du désir

Dernière mise à jour 13/02/20 | Article
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A l’heure des «likes», des «swipes» et des «matchs», la science peut-elle orienter les cœurs esseulés dans la conquête de l’âme-sœur et fournir des outils pour prédire l’attraction?

L’intelligence artificielle, qui s’est déjà largement immiscée dans notre quotidien, peut-elle nous aider à trouver l’âme sœur? Les sites de rencontre multiplient déjà les algorithmes pour tenter d’apparier le plus efficacement possible les candidats à l’amour, mais les connaissances scientifiques accumulées ces dernières années sur la biologie de l’amour suffisent-elles pour améliorer ses chances de trouver le bon partenaire?

Toucher ses cheveux, maintenir un contact visuel, répondre à un sourire, sont autant d’éléments du langage non-verbal qui en disent long sur ses intentions envers un possible partenaire. Mais si le comportement peut être trompeur, les signes physiologiques, eux, ne mentent pas. Par exemple, le rythme cardiaque et la conductance cutanée, qui mesure l’activité électrique à la surface de la peau, sont deux paramètres très informatifs sur les réactions involontaires d’un individu, celles dictées par le système nerveux autonome. Une fine analyse scientifique des signes comportementaux et variables biologiques pourrait-elle permettre de prédire le «match» entre deux partenaires? C’est ce qu’ont voulu vérifier des chercheurs néerlandais.

Un instinct puissant mais sous-utilisé

Quand Tinder cotait votre désirabilité

Quand elle a créé son profil sur Tinder, Judith Duportail, journaliste française, n’imaginait pas qu’elle ferait un jour trembler l’appli de rencontres et l’obligerait même à modifier son algorithme. Tout a commencé quand, par curiosité, elle a demandé à Tinder d’obtenir ses données personnelles. Après avoir bataillé ferme pour obtenir ces «archives», ce sont au final plus de 800 pages qu’elle a reçues! Elle a alors découvert qu’en plus de ses paramètres personnels, tous ses «matches», tous les messages échangés avec les autres utilisateurs avaient été conservés. Cette énorme quantité de données lui a mis la puce à l’oreille: pourquoi conserver tout cela? Dans quel but? Elle s’est alors lancée dans une enquête, a épluché le brevet de Tinder et percé les rouages de l’appli. Elle raconte dans L’Amour sous algorithme (Ed. Goutte d’Or) comment les messages sont analysés (nombre de mots par phrase, de syllabes par mot, champ lexical…) afin d’évaluer et «classifier» l’intelligence des utilisateurs. Elle a également découvert l’existence du ELO score, un système de cotation de la désirabilité de chaque utilisateur, qui évolue en temps réel en fonction de qui il choisit et contre qui il gagne un «swipe», le like de Tinder. «Si votre profil est swipé alors que la personne avait aussi le choix avec un meilleur profil, votre cote grimpe, et inversement», résumait Judith du Portail au micro de France Inter lors de la sortie de son livre. Étonnamment, Tinder a suspendu l’usage du ELO score quelques jours avant. Une coïncidence sûrement. Mais la journaliste a aussi démontré que l’algorithme de Tinder, qui décide des profils vus par chaque utilisateur, reposait sur des principes d’un autre temps. «Une bonne situation professionnelle donne un bonus à un homme, alors que pour une femme c’est un malus, expliquait ainsi l’auteure. Il s’avère aussi que les hommes se voient présenter plutôt des profils de femmes plus jeunes qu’eux et moins instruites.» 

Pour mener leurs travaux, les scientifiques de l’Institut de psychologie de Leiden ont choisi un environnement propice aux rencontres: trois grands festivals, de musique et de sciences. Ils y ont recruté 140 volontaires, âgés de 18 à 37 ans, qui, bardés de capteurs et des lunettes permettant d’enregistrer tous leurs mouvements oculaires, ont été soumis à des «rencontres expérimentales». Les volontaires, assis face à face mais séparés par un écran mobile, avaient pour commencer un contact visuel de trois secondes seulement. Suivaient deux sessions de deux minutes d’interactions, non-verbales puis verbales. Outre les enregistrements de paramètres biologiques et comportementaux, les volontaires devaient également fournir leur propre impression sur l’intérêt suscité chez leur «partenaire». Des données qui apportent un premier verdict cinglant: seule la moitié des participants prédisent correctement l’attirance de leur partenaire. «Nos résultats montrent que les gens sont finalement plutôt mauvais pour "lire" les intentions amoureuses de "l’autre"», assènent ainsi les chercheurs.

Patrick Lemoine, psychiatre, docteur en neurosciences et auteur de Séduire, comment l’amour vient aux humains (Ed. Robert Laffont), se veut plus rassurant: «Les cinq sens sont impliqués dans le jeu de la séduction, notre algorithme sensoriel existe et est très puissant. Comme toutes les espèces, l’humain dispose d’un réel instinct, et si nous nous reposions un peu plus dessus ce serait moins compliqué!». Un point de vue que défend également le Pr Francesco Bianchi-Demicheli, responsable de l’Unité de médecine sexuelle et sexologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), qui relève un brin amusé que «nous sommes quand même la seule espèce à nous ruiner l’existence avec notre vie amoureuse et sexuelle». Le spécialiste assure, lui aussi, que réside au fond de chacun de nous une capacité à sentir et ressentir beaucoup de signaux émis par un éventuel partenaire.

Sur la même longueur d’onde

Et l’intelligence artificielle dans tout cela? Elle n’a pas fait mieux! Même en ayant utilisé des techniques sophistiquées de machine learning, les chercheurs néerlandais avouent n’avoir pas réussi à prédire le degré d’attraction ressentie par les volontaires, sur la seule base des signaux verbaux et biologiques enregistrés durant leur expérience. Un fait troublant toutefois: la manière dont se synchronisent les battements cardiaques et la conductance cutanée entre les deux partenaires peut, elle, prédire l’attraction dans le couple. Des données récentes avaient déjà montré que ces deux variables ont tendance à se synchroniser chez les personnes engagées dans une relation, le degré de synchronisation augmentant même avec le temps passé ensemble. Ces résultats nous apprennent donc que le phénomène est très précoce et existe lors de la première rencontre, quand attirance il y a. Les cœurs qui battent à l’unisson n’est pas qu’une image romantique mais une réalité physiologique! «Le rythme cardiaque et la conductance cutanée sont directement influencés par les variations d’hormones et de neurotransmetteurs qui se produisent dans le cerveau amoureux. Leur synchronisation refléterait une simultanéité des phénomènes», commente la neurobiologiste Lucy Vincent, auteure de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Comment devient-on amoureux (Ed. Odile Jacob).

Les développements technologiques ont permis aux neurosciences de bien mieux comprendre les processus biologiques dans le cerveau amoureux. Il est ainsi avéré qu’à l’instar de la cocaïne par exemple, l’amour provoque initialement une augmentation de sécrétion de dopamine et d’endorphines, molécules impliquées dans le circuit de la récompense. Les sentiments de manque et de dépendance ressentis dans les premiers temps d’une rencontre sont biologiquement similaires à ceux ressentis dans les addictions. «La notion de dépendance paraît nuisible dans tous les cas, sauf dans celui du lien entre deux partenaires, relève Lucy Vincent. On pourrait presque dire que toutes les formes de toxicomanies résultent de l’exploitation du système cérébral qui sert à la formation d’un couple uni.»

1000 nuances à considérer

Toutes les connaissances scientifiques accumulées sont-elles suffisantes pour développer des outils permettant de trouver à coup sûr le partenaire «idéal»? L’utilisation d’algorithmes par les applis et les sites de rencontres ne semblent pas avoir résolu la question. «Bien sûr que ce type de rencontres où les cinq sens ne peuvent pas être mobilisés ont un peu modifié le jeu de la séduction, relève Patrick Lemoine. Mais c’est juste un habillage technologique qui recouvre toujours les mêmes enjeux et les mêmes écueils.» Même Tinder, qui compte aujourd’hui des dizaines de millions d’utilisateurs dans le monde et produirait quelque 1,5 million de dates par semaine, ne semble pas avoir trouvé la recette pour garantir le «match» parfait, la faute peut-être à des critères un peu old school (lire encadré). «La science a apporté un certain éclairage sur l’amour, certes. Expliquer un mécanisme biologique, c’est très bien, mais l’attraction, le désir, l’amour – car chacun met des choses bien différentes derrière ces mots – restent d’une complexité extrême. Il y a 1000 nuances à considérer!», prévient le Pr Bianchi Demicheli, pour qui l’état amoureux peut être comparé à une symphonie. «Décortiquer toutes les notes ne suffit pas à savoir comment la partition finale fait naître ou pas des émotions chez l’auditeur.»

Malgré l’attrait des chercheurs pour le sujet, les mystères de l’amour auraient-ils donc encore de beaux jours devant eux? A la sortie de son livre, au début des années 2000, Lucy Vincent se souvient des flots de critiques: «Beaucoup de gens me reprochaient de justement vouloir "casser la magie de l’amour". C’est ridicule! Connaître ce qui se passe dans notre cerveau n’empêche pas de tomber amoureux. Au contraire, ça peut aider à surmonter certaines difficultés.» Savoir qu’au fil du temps le cerveau sera moins sensible aux endorphines, que c’est l’ocytocine, l’hormone de l’attachement, qui va monter en puissance et permettre de vivre à deux, en reprenant une vie normale sans penser à l’autre jour et nuit, peut en effet rassurer. Mais il est peut-être tout aussi important de ne pas tout chercher à expliquer, conseille Francesco Bianchi Demicheli. «Après toutes ces années, j’avoue que je suis de plus en plus modeste et émerveillé. Modeste face à ce que la science produit et émerveillé face à la complexité du désir.» 

Les couples suisses de plus en plus homogames

La série «Social Change in Switzerland» documente en continu l’évolution de la structure sociale en Suisse. Dans ce cadre, en mars 2019, trois chercheurs de l’Université de Neuchâtel et de l’Université de Lausanne ont publié un rapport sur un panel représentatif de couples suisses. Il en ressort que l’homogamie, c’est-à-dire la propension à rechercher un conjoint dans la même classe sociale que la sienne, a augmenté en Suisse depuis les années 1990. Ceci se retrouve tant dans les couches les plus aisées que les moins favorisées de la population. «On assiste à une polarisation de la société avec une régression de la mixité sociale dans les couples, ce qui fait que les inégalités se creusent», commente Ursina Kuhn, chercheuse au FORS (Centre de compétences suisse en sciences sociales, UNIL) et co-auteure de ces travaux. Par exemple, on a observé que les hommes médecins, qui étaient souvent en couple avec des infirmières par le passé, sont aujourd’hui plus souvent en couple avec des femmes médecins.»

A une époque où le choix de son conjoint paraît totalement libre en Suisse, il semble bien qu’il reste pourtant inconsciemment guidé par des schémas assez anciens. Les chiffres révèlent notamment que la majorité des femmes sont en couple avec un conjoint qui a des revenus au moins égaux aux leurs. «Les femmes sont souvent celles qui vont diminuer leur temps de travail si le couple a un enfant, avec donc une baisse de revenus, ce qui pourrait expliquer un choix qui "assure" une certaine stabilité économique», relève Ursina Khun. Etre en couple avec une personne avec des revenus similaires aux siens n’est pas qu’une question financière: «Les revenus reflètent le plus souvent le niveau d’éducation, et donc aussi une culture et des valeurs communes. Ils conditionnent aussi souvent le type de loisirs que l’on pratique, et donc l’endroit où l’on passe du temps et où l’on peut rencontrer son partenaire.» L’homogamie semble in fine avoir du bon puisqu’il a été montré que ces couples seraient plus stables et moins sujets aux conflits que ceux dans lesquels règne plus de mixité.

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Paru dans Le Matin Dimanche le 09/02/2020.

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