«L’addiction et la dépendance sont deux choses différentes»

Dernière mise à jour 11/08/17 | Article
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Ces phénomènes n’affectent pas le cerveau de la même manière. Éclairages de Christian Lüscher, neuroscientifique à l’Université de Genève, sommité mondiale dans ce domaine.

Comment les drogues dures modifient-elles le cerveau? Depuis de nombreuses années, Christian Lüscher étudie la question. Professeur de neurosciences fondamentales à l’Université de Genève et médecin au service de neurologie des Hôpitaux universitaires de Genève, il a acquis une réputation internationale dans ce domaine.

En dates

1989 Diplôme de médecine après des études aux Universités de Berne et de Lausanne.

1993 Doctorat de médecine à l’Université de Berne.

1996 Stage postdoctorat à l’Université de Californie, à San Francisco (Etats-Unis).

1999 Retour en Suisse, à l’Université de Genève (UNIGE).

2003 Nommé professeur associé, puis professeur, à l’UNIGE.

2015 Nommé membre de l’Académie suisse des sciences naturelles.

2017 Lauréat du Prix Théodore Ott pour ses récents travaux sur les effets de l’addiction (lire l’encadré).

Qu’est-ce qui vous a incité à étudier l’action des drogues sur le cerveau?

À la fin des années 1990, j’étudiais la plasticité des synapses (connexions entre les neurones, ndlr) dans une structure cérébrale, l’hippocampe, afin de comprendre les mécanismes par lesquels les cellules servent de support à la mémoire. L’Université de Californie à San Francisco, où je travaillais, a créé un centre de recherche sur les bases neurologiques de l’addiction auquel j’ai participé. J’ai donc décidé de m’intéresser à la mémoire dans le contexte de la prise de substances addictives. En arrivant à Genève, j’ai décidé de continuer sur cette voie. Cela fait dix-sept ans, et mon laboratoire y travaille toujours.

Que font les drogues dans le cerveau? Détruisent-elles les neurones?

On a longtemps pensé que les substances addictives étaient neurotoxiques, ce qui sous-entend qu’elles tuent les neurones. C’est vrai pour certaines d’entre elles, comme l’alcool ou les amphétamines, mais ce n’est pas la mort neuronale qui induit le problème. L’héroïne et la cocaïne, par exemple, ne tuent pas les neurones, mais elles entraînent l’addiction. Vous faites la différence entre l’addiction et la dépendance. Pourquoi? Ce sont deux phénomènes différents qui n’affectent pas le cerveau de la même manière. On parle de dépendance lorsqu’on souffre du syndrome de sevrage à l’arrêt brusque de la consommation. Alors que l’addiction est la consommation excessive d’une substance, en dépit des conséquences néfastes. Les opiacés entraînent à la fois dépendance et addiction, alors que la cocaïne ne provoque que l’addiction. En outre, la dépendance touche tout le monde: si on vous prescrit de la morphine comme traitement antidouleur, au bout d’une semaine, vous deviendrez dépendant. Mais vous ne deviendrez pas pour autant accro ensuite.

Cela dit, peut-on prendre une drogue sans tomber dans l’addiction?

Oui. Parmi les consommateurs des substances les plus addictives, seuls 20% deviennent accros. Cela signifie que certaines personnes peuvent avoir une consommation récréative pendant des années sans perdre le contrôle.

Les différentes drogues agissent-elles toutes de la même manière sur le cerveau?

Ce sont des substances pharmacologiques et elles ont différents effets. Mais toutes ont un point commun: elles augmentent la concentration de dopamine, un neurotransmetteur, dans le système cérébral de la récompense. Dans notre laboratoire, nous avons donné à des souris la capacité d’autostimuler les cellules du centre de récompense. Leur addiction est plus forte que celle que peut engendrer une drogue.

L’effet est-il le même pour l’alcool et le tabac, ou pour le jeu et le sexe?

L’alcool et le tabac sont, eux aussi, des substances pharmacologiques qui agissent comme les précédentes. En ce qui concerne le jeu, le sexe ou le shopping compulsif, il y a de plus en plus d’évidences montrant qu’ils augmentent, eux aussi, la libération de la dopamine dans le centre de la récompense.

Comment s’installe l’addiction?

Nous avons montré que les substances induisent un changement majeur des synapses excitatrices et inhibitrices, ce qui modifie ensuite l’activité de certaines populations de neurones. C’est cela qui crée le comportement pathologique. Dans un premier temps, le processus a lieu dans les parties profondes du cerveau et ce n’est que par la suite que le cortex –l’écorce cérébrale– intervient aussi.

Vos recherches vous ont amené à conclure que la cocaïne stimule de façon anormale le processus d’apprentissage. Quel est le rapport entre ce dernier et l’addiction?

Le lien entre les deux, c’est la dopamine, dont le rôle physiologique est de servir de signal d’apprentissage. Quand vous voulez apprendre quelque chose à un animal, vous lui donnez une récompense. Cela active la dopamine, qui envoie au cerveau un signal lui indiquant que cela vaut la peine d’adopter un nouveau comportement. Lorsque l’on consomme une substance addictive, la dopamine est libérée en excès, ce qui crée un signal d’apprentissage inapproprié et que la personne ne contrôle plus. On peut donc dire que l’addiction est la face obscure de l’apprentissage.

Votre équipe a réussi à effacer les traces de l’addiction dans le cerveau de souris (lire l’encadré). Est-ce un espoir pour traiter l’addiction chez les êtres humains?

On en est encore loin. Les outils que nous avons utilisés pour modifier les circuits neuronaux des souris ne sont pas applicables aux humains. On pourrait avoir recours à une technique assez proche, la stimulation cérébrale profonde, qui est déjà utilisée en pratique clinique, mais il faudra l’améliorer pour arriver au résultat escompté. Cela dit, ce traitement est très coûteux, environ 100 000 francs. Est-on prêt à payer ce prix pour guérir l’accoutumance? À l’avenir, on trouvera sans doute d’autres traitements. Je reste optimiste.

Les chercheurs ont libéré des souris de l’addiction à la cocaïne

Les drogues dures – héroïne, cocaïne, ecstasy – mais aussi l’alcool, la nicotine contenue dans le tabac et même le sucre ont tous le même effet sur le cerveau. Ils augmentent la libération de dopamine (un neurotransmetteur) dans le circuit cérébral de la récompense et créent ainsi une sensation de plaisir qui peut devenir addictive. Pourquoi des substances aussi différentes ont la même action sur les neurones? Cette question a été à la base des travaux de Christian Lüscher et de ses collègues qui ont élucidé quelques rouages moléculaires des mécanismes de l’addiction.

En travaillant sur des souris – « sans lesquelles ce type de recherches est impossible», souligne le neuroscientifique –, l’équipe de l’Université de Genève a démontré que les drogues agissent en modifiant les synapses (jonctions entre deux neurones à travers lesquelles transite le signal électrique).

Bien que les traces laissées par les substances addictives dans le cerveau soient profondes, les chercheurs genevois les ont neutralisées. Ils ont réussi à «réparer » les synapses et à restaurer la communication normale des neurones, débarrassant ainsi les souris de leur accoutumance à la cocaïne.

Pour y parvenir, ils ont stimulé les neurones en amont de la synapse à l’aide de l’optogénétique. Cette technique combine une stimulation optique et des modifications génétiques, elle n’est donc pas applicable à l’être humain. Toutefois, une autre méthode, la stimulation cérébrale profonde (SCP), qui modifie l’activité des neurones avec un courant électrique, peut produire les mêmes effets chez la souris accro, si elle est accompagnée d’un traitement pharmacologique.

La SCP a le mérite d’être déjà utilisée pour traiter des maladies comme celle de Parkinson, mais elle est beaucoup moins précise que l’optogénétique. L’équipe de Christian Lüscher a donc cherché à tirer parti des avantages de cette dernière pour proposer un nouveau protocole de SCP, et elle a obtenu des résultats probants sur les souris. Est-ce l’espoir d’un nouveau traitement de la toxicomanie? «Il s’agit de recherches fondamentales, souligne Christian Lüscher. Dans le domaine des neurosciences, les attentes sont grandes et souvent irréalistes. Nous ne voulons pas susciter de faux espoirs.»

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Paru dans Le Matin Dimanche du 02/07/2017.

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