Les parents d’enfants diplômés vivraient plus longtemps que les autres. Faut-il le croire?
Ces gros titres trompeurs s’appuient sur une récente étude portant sur le taux de mortalité des personnes âgées. Ils sont injustifiés. Lorsqu’une nouvelle étude est publiée, on prétend souvent qu’elle est parvenue à établir un lien de causalité: le beurre de cacahuètes permettrait de prévenir le cancer du sein, les programmes anti-harcèlement généreraient encore plus de harcèlement, le divorce provoquerait des incendies domestiques et des cas d’empoisonnement accidentel, les épouses casse-pieds tueraient leurs maris à petit feu… Et comme beaucoup d’études, la publication qui nous intéresse aujourd’hui n’en établit aucun.
Il s’agit de l’étude intitulée «Le cursus des enfants et la survie des parents», publiée dans le numéro d’août de la prestigieuse revue Demography. Elle a été réalisée par des chercheurs en sciences sociales de la RAND Corporation et de l’Université de Californie à Los Angeles. Les auteurs ont commencé par étudier un vaste et riche ensemble de données: celles de la Health and Retirement Study (sondage annuel réalisé depuis 1992 auprès d’environ 26 000 Américains). Ils y ont associé une base de données des Centers for Disease Control and Prevention regroupant tous les certificats de décès des Etats-Unis.
Forts de ces chiffres, les chercheurs ont conduit des analyses statistiques cherchant à «expliquer» la durée de vie et le taux de mortalité des participants âgés. Un simple croisement des données montra que les survivants étaient un peu plus susceptibles (6%) d’avoir des enfants diplômés du secondaire que les personnes décédées.
Les auteurs se sont alors intéressés à la longévité via un modèle plus sophistiqué, qui tenait compte de la scolarité et des revenus des parents eux-mêmes. Les parents âgés d’enfants diplômés décédaient à l’âge moyen de 71 ans, contre 69 ans en moyenne chez les parents d’enfants ayant arrêté les études au lycée. Le Washington Post a décrit ces constatations en ces termes: «Si vous envoyez votre enfant à la fac plutôt que de le laisser abandonner le lycée en cours de route, vous gagnez deux ans d’espérance de vie; en revanche, si c’est vous qui passez le diplôme après le Bac, vous ne gagnez que 1,7 an d’existence».
Pourquoi le fait d’envoyer son enfant à l’université améliorerait-il votre propre espérance de vie, et ce plus qu’un diplôme personnel?
Les auteurs de l’étude évoquent plusieurs idées. D’une part, les enfants instruits «pourraient avoir une influence directe sur la santé de leurs parents en les poussant à modifier leurs comportements en matière de santé». Deuxième hypothèse: les enfants diplômés disposent de «plus de ressources et d’emplois plus souples, ce qui les rend plus susceptibles de prendre soin» de leurs parents âgés, tandis que les enfants moins instruits pourraient «avoir eux-mêmes besoin d’assistance en raison d’une mauvaise santé ou de ressources financières limitées». Enfin, les enfants instruits ont «plus facilement accès et connaissent mieux les médecins, la recherche médicale dans les médias et la navigation sur Internet».
Le problème est évident: toutes ces explications ne sont que de pures spéculations. Pour des raisons pratiques (sans même parler de la dimension éthique), personne n’a jamais mené d’expérience sur l’éducation des enfants en répartissant les niveaux d’éducation entre les sujets de manière aléatoire (de l’arrêt avant le Bac au diplômé de fac), avant de suivre leurs parents pendant plusieurs décennies, jusqu’à leur mort. Un essai randomisé de ce type permettrait certes de montrer l’effet de causalité de la scolarité chez l’enfant. Mais pour l’heure, l’étude en question ne fait que rapporter les corrélations qu’elle a observées.
Ces corrélations peuvent être particulièrement trompeuses. Résumons la logique en question: si A est corrélé à B, nous ne savons pas si A provoque B, si B provoque A ou si A et B sont provoqués par d’autres facteurs (C, D, E, ou un ensemble de ces derniers). Nous ne savons pas non plus si la corrélation rapportée est l’un des faux positifs parasites qui peuvent facilement apparaître lorsque des chercheurs fouillent assez longtemps dans des ensembles de données volumineux.
La littérature scientifique ne manque pas d’exemples d’études de corrélation qui semblent indiquer l’existence d’un lien de causalité et qui sont interprétées comme telles, mais qui sont exagérées ou qui finissent même par s’avérer erronées une fois l’essai randomisé effectué. L’exemple le plus célèbre demeure sans doute le traitement hormonal de substitution pour les femmes ménopausées. Des études d’observation réalisées dans les années 1990 indiquaient que les femmes qui suivaient ce type de traitements étaient moins susceptibles de souffrir d’une maladie cardiaque.
Mais lorsqu’une grande étude randomisée (la Women’s Health Initiative) fut réalisée, elle dut être interrompue avant l’heure: les femmes qui recevaient un apport supplémentaire en hormones (progestatifs et œstrogènes) étaient en fait plus susceptibles de souffrir d’une maladie cardiaque. Explication probable: dans les précédentes études d’observation, les chercheurs n’avaient pas pris en compte toutes les raisons possibles du mieux-être des femmes ayant reçu un traitement hormonal (elles faisaient par exemple plus attention à leur santé, et ce de différentes manières).
Autre exemple: selon certaines études, les personnes qui courent tous les jours vivraient trois ans de plus que les autres en moyenne. Mais, comme l’écrivait récemment Ray Fisman, les personnes en bonne santé sont différentes des personnes en mauvaise santé, et ce pour des raisons n’ayant absolument rien à voir avec la course quotidienne.
Les limites de ces études trouvent leur écho dans celle qui nous intéresse aujourd’hui. Là encore, des facteurs non mesurés pourraient être à l’origine de la réussite scolaire des enfants comme de la durée de vie des parents. La motivation parentale est un facteur de confusion évident. Si certains parents sont assez motivés pour inculquer toute l’importance d’un diplôme universitaire à leurs enfants, ils pourraient également être énergiques et motivés face à d’autres aspects de leur vie.
Ils pourraient par exemple s’astreindre à un régime et un programme d’exercice sains. S’ils vivent plus longtemps que les parents non motivés, ce n’est pas parce que leurs enfants sont allés à la fac, mais parce qu’ils sont plus consciencieux sur tous les plans.
De fait, les auteurs reconnaissent cette possibilité: ils indiquent que «le fait d’avoir des enfants moins instruits est fortement associé à une tendance accrue des parents aux mauvais comportements en matière de santé: tabac, peu d’activité physique…». Ils laissent cependant entendre que cette corrélation montre que «l’amélioration des comportements sanitaires est l’une des façons dont les enfants instruits améliorent les chances de survie de leurs parents».
Mais cela ne montre pas un lien de cause à effet. Une corrélation entre le tabagisme parental et l’assiduité des enfants à l’université pourrait tout aussi bien montrer que les parents qui sont assez motivés pour éviter (ou pour arrêter) de fumer sont tout aussi motivés pour s’assurer que leurs enfants ne sèchent pas les cours. Elle pourrait également montrer que les parents qui vivent non loin des universités estiment que le tabac est relativement impopulaire et que l’assiduité à la fac est une norme culturelle plus facile à faire respecter chez leurs enfants.
La motivation parentale n’est pas seulement une explication possible: elle est beaucoup plus probable que la théorie avancée par les auteurs, selon laquelle ce sont les emplois souples et la meilleure maîtrise d’Internet qui permettraient aux enfants instruits d’allonger la durée de vie de leurs parents. Les enfants sont exposés aux valeurs de leurs parents pendant leur éducation et les premières années de leur vie d’adulte. Par comparaison, la capacité d’un enfant à faire fonctionner un modem Wi-Fi a une influence toute relative sur la vie de ses parents. Il est facile de voir à quel point un parent influence son enfant; il est plus difficile d’imaginer qu’un adulte ayant obtenu son diplôme puisse soudain convaincre ses parents d’abandonner la cigarette après trente ans de tabagisme.
L’étude actuelle ne peut tout simplement pas écarter les explications relevant de la motivation ou tout autre facteur non mesuré. Et pourtant, lorsque le Washington Post lui a demandé si la société devrait considérer ces résultats comme une raison «de débloquer plus de fonds» pour renforcer le taux d’assiduité à l’université, l’un des auteurs s’est montré catégorique en répondant «absolument». Il a ajouté que cela «pourrait potentiellement améliorer la santé de deux générations familiales (celle des enfants et de leurs parents)».
Même dans les domaines où plusieurs essais randomisés ont été conduits, il serait irresponsable de se montrer «absolument» catégorique sur un sujet de santé publique. Il est pour le moins surprenant de voir que certains s’autorisent à le faire sur la base de cette étude, et de voir que certains organes de presse présentent les choses sans le moindre sens critique, et sans préciser que corrélation n’est pas synonyme de causalité. Chercheurs et journalistes devraient être au-dessus de cela.
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