«Nous avons besoin des autres pour nous construire»

Dernière mise à jour 15/10/22 | Questions/Réponses
GEN22_besoin_autres_construire
Au plus fort de la pandémie, l’isolement visait à protéger, mais il a aussi fait souffrir et ravivé la question de la solitude. Interview du Dr Jérôme Fredouille, psychiatre et psychothérapeute, médecin-chef suppléant au Service de psychiatrie gériatrique des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

     

Sommes-nous tous égaux face à la solitude?

Dr Jérôme Fredouille Non. D’abord parce qu’il y a plusieurs sortes de solitude: celle que l’on subit lorsque l’on vit seul sans l’avoir vraiment souhaité, celle que l’on recherche l’espace de quelques heures pour souffler un peu, ou encore celle que l’on ressent alors qu’on se trouve pourtant dans une soirée au milieu d’un groupe d’amis. Les situations et les ressentis sont donc innombrables. Mais un élément est central et fait toute la différence entre un état de solitude qui nous fait du bien et un autre qui nous fait souffrir, il s’agit de notre aptitude à être en lien avec nous-mêmes. 

Sur quoi repose-t-elle?

Être en lien avec soi-même, c’est notamment être en lien avec ce que l’on appelle nos «objets internes», autrement dit toutes les personnes qui comptent, ou ont compté pour nous, dont nous avons intégré des références, des conseils et avec lesquelles un dialogue se perpétue, même si nous ne sommes pas physiquement en leur présence. C’est ainsi que nous pouvons nous dire: «S’il savait, il serait fier!» ou «Je suis sûre qu’elle m’aurait dit de faire ça». 

Avec le temps, cette capacité peut-elle s’émousser, notamment en cas de problèmes cognitifs ou de mémoire?

Malheureusement oui, et cet enjeu est largement sous-estimé. En effet, lorsque l’on évoque la perte d’autonomie, on pense avant tout aux aspects logistiques: la personne peut-elle encore manger, se laver, se vêtir ou encore sortir seule? Mais on évoque rarement cette dimension pourtant essentielle: est-elle encore capable d’être seule avec elle-même? Or, effectivement, lorsque la santé mentale est affectée, ce dialogue intérieur peut devenir laborieux. L’idéal serait alors de pouvoir compenser en échangeant davantage avec les autres. Mais cela n’est pas si simple quand, au fil du temps, le cercle familial ou amical s’est tari. 

Cela peut être le cas des personnes vivant en EMS par exemple…

En effet. Des liens précieux peuvent s’établir entre une personne âgée et un soignant devenu repère et attendu avec impatience d’une journée à l’autre. Mais les réalités logistiques et économiques que nous observons aujourd’hui peuvent brutalement rompre ces connexions, lorsque la personne devenue confidente quitte ses fonctions et est remplacée dans l’urgence par une autre, puis une autre, qui ne seront là qu’un jour ou deux peut-être. La solitude ressentie par la personne âgée peut être abyssale. 

Quelles sont les pistes pour y remédier?

La solitude des seniors est un problème à empoigner de façon globale, au sein des familles, des institutions, de la société. L’enjeu clé est bien sûr de pouvoir faciliter le plus possible les interactions, y compris intergénérationnelles. Un bel exemple: ces crèches ou ces écoles qui s’organisent avec des EMS pour que de jeunes enfants viennent déjeuner avec des personnes âgées. 

Pourquoi le lien aux autres est-il si important?

Dès notre naissance, nous avons besoin des autres pour nous construire et nous comprendre nous-mêmes. Un nouveau-né qui pleure ne sait d’abord pas pourquoi il pleure. Mais si la personne qui s’occupe de lui répond de façon adéquate à son besoin, en allant chercher une couverture par exemple et en lui parlant, l’enfant construit sa pensée et comprend en retour ses propres réactions. Ces interactions avec les autres se poursuivent tout au long de notre vie et nous permettent d’être plus en lien et connectés à nous-mêmes. Leur forme évolue bien sûr, il peut par exemple s’agir des échanges de tous les jours avec son conjoint, une amie. Ils peuvent sembler anodins, mais ils sont essentiels. 

Les confidences ont donc bel et bien du bon…

Absolument, dès lors qu’elles s’établissent dans une relation bienveillante, attentive et réciproque. Il s’agit pour l’un d’accueillir une parole qui peut être désordonnée, bouillonnante; pour l’autre, d’organiser sa pensée, souvent sans même s’en rendre compte sur le moment. Et pour cause, en partageant sa charge affective, la personne qui se confie va être moins submergée par ses émotions et pourra ainsi accéder à une compréhension plus raisonnée de la situation qui la préoccupe.

La pandémie a pu crisper les relations, exacerber la peur de l’autre, rendre moins tolérant aussi. Quels risques en découlent?

En se détournant des autres, parce qu’ils nous agacent, nous perturbent, pensent différemment de nous, l’un des risques est de se «rétrécir» et de s’enfermer dans ses propres certitudes. La moindre sollicitation peut alors devenir source d’irritation. Au fil du temps, ce ne sont alors pas juste les autres qui sont rejetés, mais la vie elle-même, dans ce qu’elle peut avoir de mouvant, de déstabilisant. L’objectif n’est pas de se laisser envahir, mais de trouver un juste milieu, en gardant en tête que les interactions avec les autres, qu’elles soient légères ou plus laborieuses, sont essentielles pour nous permettre d’évoluer, de nous remettre en question et d’accéder à nous-mêmes tout au long de la vie.

________

Paru dans Générations, Hors-série «Comment rebondir… dans son corps, dans sa tête, dans son couple, dans sa famille, dans sa vie», Octobre 2022.

Articles sur le meme sujet
LMD_parler_amour_jeunes

Parler d’amour aux enfants, c’est possible

Les grandes vacances approchent: un moment propice pour vivre ses premiers émois, mais aussi ses premiers chagrins. Quelques conseils pour aborder ces sujets sans tabou.
MV-jan-24_image_corporelle_accepter

Image corporelle: l’accepter, c’est la clef!

Être bien dans son corps est indispensable pour être en bonne santé physique et psychique. Mais ce n’est pas toujours évident à mettre en pratique. Quelques conseils.
LMD_hormones_beau_temps

Quand les hormones font la pluie et le beau temps

De la puberté à la ménopause, les femmes sont chaque mois sujettes à des variations hormonales importantes. Certaines en souffrent, d’autres pas. Explications.
Videos sur le meme sujet

La voix et les émotions

Du 21 au 25 octobre 2024, Lucia Sillig vous propose une série en 5 épisodes sur notre principal outil de travail: la voix, en compagnie de Jean-Abitbol, phoniatre, chirurgien cervico-facial et pionnier de la microchirurgie de la voix.

"Micro sciences: Quelle est cette émotion dans ma voix? "

Sommes-nous toues et tous capables de détecter les émotions des autres lorsquʹils parlent?

Pourquoi la musique live nous procure-t-elle autant dʹémotions?

Une étude menée à lʹUniversité de Zurich (PNAS, 26.02.24) a révélé que la musique live déclencherait en nous une plus grande réponse émotionnelle que lʹécoute de la musique enregistrée sur un appareil.