«Lors d’une crise, les valeurs spirituelles sont d’abord des ressources»
Traverser une telle pandémie, est-ce, selon vous, l’occasion de repenser sa vie?
Line Dépraz: Sur le plan individuel, chaque coup dur est l’occasion de repenser sa vie, ses valeurs, ses croyances, etc. Chaque personne saisit, ou pas, cette opportunité. La spécificité de cette pandémie, c’est son aspect collectif. Même si chacun et chacune d’entre nous a vécu des situations particulières, nous avons collectivement été mis à mal et je pense que cela n’est pas fini. Ce qui me frappe aujourd’hui, c’est la difficulté que nous avons encore à faire corps, non seulement dans les Églises, mais à tous les niveaux.
Que voulez-vous dire par là?
Nous peinons à redonner son sens à la communauté, à nos engagements sociaux. Je lie cela au fait qu’au début de la pandémie, pour des raisons sanitaires, les autorités politiques nous ont répété à longueur de journée que l’autre était d’abord une menace dont il fallait se protéger. Aujourd’hui, on a encore du mal à voir l’autre autrement. J’ai aussi constaté que lors de cette crise, de nombreuses personnes ont cessé leurs engagements dans des associations, des clubs, des chorales, etc. Beaucoup ne les ont pas repris.
Les valeurs spirituelles se sont-elles renforcées?
Il faut s’entendre sur ce que l’on nomme les valeurs spirituelles. Pour moi, la spiritualité, c’est tout ce qui a à voir avec la question du sens qu’un individu ou une collectivité essaie de donner à ce qui advient, en lien avec ses propres valeurs. Pendant longtemps, la spiritualité était considérée comme quelque chose d’éthéré, alors que pour moi elle est profondément concrète, incarnée. Pour revenir à votre question, lors d’une crise sanitaire ou de tout événement potentiellement traumatisant, les valeurs spirituelles d’une personne sont d’abord des ressources. Ne serait-ce que parce que la notion de transcendance appelle à une forme de confiance. Il y a cette reconnaissance de forces, de puissances ou d’un Dieu qui nous dépasse et veille sur nous. Quand on se sent bousculé, cela crée une sorte de refuge.
Mais on peut aussi se mettre à douter…
Dans un deuxième temps, il y a en effet des moments de doute, parce que le système des valeurs, des croyances des personnes peut être complètement déstabilisé. Pensez à la phrase: «Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mériter ça?» Cette affirmation sous-entend qu’il y a une cause à ce qui nous arrive et que nous en portons notre part de responsabilité. Ce type de questionnement peut tout faire exploser, parce que l’on ne sait plus à quoi ni à qui se raccrocher. C’est là que le pôle communautaire d’une spiritualité prend toute sa force. Avec l’importance de pouvoir compter sur les autres quand on n’a plus la force, tout comme les autres comptent sur nous lorsqu’ils ne l’ont plus.
Pendant le confinement, les cérémonies, notamment les enterrements, ont été très perturbées. Comment dégager une spiritualité dans ces conditions?
Effectivement, c’est lors des deuils que la situation a été la plus douloureuse, notamment à cause de la solitude imposée. L’un des axes dans lesquels une spiritualité vécue se traduit, ce sont les rites personnels et communautaires. Or, ceux-ci ont été complètement bousculés. C’est terriblement difficile de faire jouer la solidarité quand on est isolés les uns des autres. Cependant, je pense que l’une des richesses du langage chrétien par exemple, c’est une théologie de l’incarnation. Avec un homme, Jésus, et d’autres avant lui, qui a tout vécu de nos vies, y compris les moments les plus douloureux. Lui aussi s’est retrouvé seul sur une croix, injustement condamné. Le Dieu dont il témoigne nous dit: «Je ne suis pas là pour t’éviter les coups durs de la vie, parce que Je ne suis pas un magicien muni d’une baguette.» Mais, comme le dit la promesse qui parcourt la Bible, «là où tu es, Je suis avec toi. Je peux être à tes côtés pour te permettre d’affronter ce qui se passe». Ce Dieu ne fait pas les choses à notre place, mais il est là pour nous stimuler quand on en a besoin.
Avez-vous observé une volonté d’engagement et de solidarité parmi les paroissiens ou dans la population générale?
Oui, il y a eu beaucoup de gestes concrets de solidarité alors que, quand le rassemblement est interdit, ce n’est pas facile d’être solidaire. Dans mon quartier et autour de cette cathédrale, j’ai vu des jeunes faire des courses pour les plus âgés, j’ai assisté à la mise en place de chaînes téléphoniques destinées à rester en lien avec des personnes seules. Je pense que de nouvelles habitudes sont nées de cette période de pandémie, notamment dans l’attention à ses proches voisins. Je ne sais pas si cela va durer mais, au plus fort de la crise, j’ai vu beaucoup de solidarité autour de moi.
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Paru dans Générations, Hors-série «Comment rebondir… dans son corps, dans sa tête, dans son couple, dans sa famille, dans sa vie», Octobre 2022.