Femmes enceintes: en finir avec l'«orphelinat thérapeutique»
Nous avons fini par décider de partir dans une région épargnée par le paludisme, et les choses en sont restées là. Mais pour les femmes enceintes souffrant de maladies chroniques ou récemment contractées, ce type de dilemme – prendre un médicament ou non; si oui, quel type de traitement – peut être accompagné de risques et de conséquences sérieux. Et les médecins sont rarement conscients de l'ensemble de ces répercussions potentielles.
Les femmes sont aujourd'hui enceintes de plus en plus tard, et leurs grossesses sont donc souvent accompagnées d'affections d'évolution chronique – diabète, asthme, dépression, lupus… Selon un article récemment publié dans le Drug and Therapeutics Bulletin, au moins 10% des femmes enceintes britanniques souffrent d'une maladie chronique nécessitant un traitement médicamenteux – et au moins 40% d'entre elles suivent un traitement prescrit sur ordonnance au cours de leur grossesse. Aux Etats-Unis, cette proportion est encore plus élevée: 64% des femmes prennent des médicaments sur ordonnance pendant leur grossesse.
Au Royaume-Uni, les morts maternelles indirectes (causées par une affection médicale indépendante de la grossesse, mais potentiellement aggravée par elle) ont presque doublé en vingt ans. Certaines de ces morts pourraient bien être imputables à un mauvais suivi des traitements médicamenteux. Les femmes enceintes font souvent preuve de prudence avant de commencer un traitement, et ce parce qu'elles ignorent souvent s'il aura un effet positif ou négatif sur le fœtus.
Absence d’essais cliniques
Si nombre de ces risques demeurent inconnus, c'est avant tout parce qu'il est bien difficile de tester des médicaments sur les femmes enceintes. Dans le monde des essais cliniques, on qualifie ces femmes «d'orphelines thérapeutiques». Les groupes pharmaceutiques ne veulent pas s'engager sur le terrain miné – légal et éthique – des essais sur des femmes enceintes. Et ce notamment parce que la grossesse ne dure que neuf mois: les essais ne se traduiraient pas forcément par une augmentation notable des ventes.
Résultat: les médicaments sont souvent prescrits «hors indication», ce qui signifie que leur prescription n'a pas été spécifiquement autorisée chez la femme enceinte. La rédaction du Drug and Therapeutics Bulletin estime que les essais cliniques sur femmes enceintes sont particulièrement importants – et va même jusqu'à dire que l'absence d'essais est contraire à l'éthique. Une étude publiée dans le New England Journal of Medicine a examiné la qualité du traitement des femmes enceintes pendant l'épidémie de grippe H1N1; selon ses auteurs, ces essais sont «non seulement autorisés, mais avant tout impératifs».
La grossesse n'a pas toujours été cette «zone interdite» dans le milieu médical. Avant les années 1960, la plupart des médecins considéraient le placenta comme une barrière impénétrable, capable de protéger le fœtus contre toutes les impuretés et infections. Lorsqu'elle a découvert que la thalidomide avait provoqué dix mille malformations congénitales à la fin des années 1950 et au début des années 1960, la communauté médicale a fait machine arrière.
En 1977, la FDA a exclu toutes les femmes en âge de procréer des premières phases des essais cliniques; il a fallu attendre le début des années 1990 pour voir cette décision annulée. Son but était de protéger les fœtus et les femmes enceintes. Sombre ironie: comme le fait remarquer The Lancet, l'envergure de la tragédie du thalidomide aurait été bien moindre si le médicament avait été auparavant correctement testé.
L'absence d'essais cliniques a confronté les femmes enceintes (et leurs médecins traitants) à un casse-tête. Soit elles prenaient le risque de ne pas prendre les médicaments dont elles avaient besoin, soit elles suivaient un traitement n'ayant pas été testé sur des femmes enceintes – et donc potentiellement dangereux. Ce fut le cas du valproate de sodium anticonvulsivant: on a découvert qu'il était associé à un risque accru d'altération des fonctions cognitives chez les enfants des femmes ayant suivi ce traitement pendant leur grossesse.
D'un autre côté, des études ont montré que les femmes qui cessent de prendre leurs médicaments courent elles aussi un risque des plus sérieux. Selon une étude publiée dans le Journal of Allergy and Clinical Immunology, 30% des femmes asthmatiques diminuent ou interrompent leur traitement pendant les premiers mois de leur grossesse. D'après un autre article, 6% des femmes enceintes asthmatiques sont hospitalisées pour une crise aiguë. On apprend par ailleurs qu'un tiers des asthmatiques comptent arrêter – ou arrêtent réellement – d'inhaler des corticostéroïdes pendant leur grossesse; 44% des femmes concernées avouent s'être inquiétées de l'impact que pourraient avoir les médicaments et les crises sur leur enfant.
Anne Drapkin Lyerly, directrice adjointe du Center for Bioethics à l'Université de Caroline du Nord, a co-fondé la Second Wave Initiative, projet encourageant l'incorporation – responsable – de femmes enceintes dans les études biomédicales. Elle se remémore le cas d'une femme souffrant d'une forme d'asthme grave, qui avait arrêté de prendre son traitement à la demande de son médecin. Elle s'est rendue aux urgences avec une crise aiguë. Au lieu de la traiter au plus vite, l'hôpital a cherché à joindre son médecin. Elle est morte entre-temps.
Une situation injuste
Anne Drapkin Lyerly et Ruth Faden, autre co-fondatrice de la Second Wave Initiative et directrice du John Hopkins Berman Institute of Bioethics, estiment que les femmes enceintes sont souvent considérées comme de vulgaires récipients; leur santé est jugée secondaire face à celle de l'enfant à naître.
C'est particulièrement vrai pour les femmes enceintes qui prennent des antidépresseurs; selon certaines études, ces derniers peuvent avoir des effets indésirables sur l'enfant lorsqu'ils sont pris tout au long de la grossesse. Mais pourquoi les besoins de l'enfant et de sa mère devraient-ils être mutuellement exclusifs? «Si la mère d'un nouveau-né est accablée par une dépression, son enfant souffrira lui aussi», affirme Faden.
«Au bout du compte, nous nous retrouvons face à une situation des plus injustes. Le manque d'informations est un problème dans l'ensemble du monde médical, mais il est profondément inadmissible de traiter une fraction de la population avec encore moins d'informations qu'à la normale», poursuit-elle.
Son opinion trouve son écho dans de nombreuses études; on peut notamment citer un récent compte-rendu sur les conséquences de la tuberculose chez la femme enceinte. Selon les auteurs, «il est désormais urgent de mener des recherches sur les femmes, pendant la grossesse et la période du post-partum», dans le domaine de la sécurité pharmacocinétique et afin de déterminer à quelle période le traitement contre la tuberculose latente serait le plus efficace.
Lyerly note que la FDA refuse parfois qu'un médicament soit prescrit à certaines parties de la population, mais il est vrai que l'organisme d'une femme enceinte fonctionne différemment de celui d'une femme qui ne l'est pas.
En 2001, lorsque le bioterrorisme était considéré comme une menace de premier plan, l'American College of Obstetrics and Gynecology a recommandé la prescription d'amoxicilline aux femmes enceintes en cas d'exposition à l'anthrax. En 2007, un modeste essai clinique a analysé le sang de femmes déjà traitées à l'amoxicilline pour découvrir qu'il était impossible d'en administrer des doses thérapeutiques. «Les reins le métabolisent trop vite, explique Lyerly. Ces recommandations auraient été complètement à côté de la plaque, et ce en raison du manque d'informations disponibles».
Des recherches d’observation seraient nécessaires
Lyerly et Faden aimeraient voir ce type d'essai clinique se multiplier. Elles soulignent qu'il s'agit là des travaux de recherche les plus faciles à mettre en place; les femmes enceintes prennent déjà leurs médicaments: il suffit donc de suivre leur état de santé (via des analyses sanguines et urinaires, par exemple) et de procéder à des examens de suivi après la naissance.
«Si nous pouvions simplement faire des recherches d'observation une haute priorité, nous pourrions découvrir toute sorte d'informations utiles – peut-être pas extraordinaires, mais utiles – qui permettraient aux médecins de connaître les conséquences de leurs décisions», explique Faden.
Selon Lyerly, les chercheurs ont souvent l'occasion d'étudier les femmes enceintes, mais en profitent rarement – phénomène qu'elle qualifie d'«étrange myopie». On peut citer l'exemple du National Children's Study, qui est en train d'étudier les effets de l'environnement sur des enfants (in utero, puis jusqu'au jour de leurs 21 ans).
«Imaginez que vous disposez d'une cohorte de 100 000 femmes, qui prennent des médicaments et sont exposées à diverses substances. Dans l'étude du National Children's Study, c'est aussi la santé des femmes qu'on bouscule, mais ces effets ne seront pas étudiés par les chercheurs», m'explique Lyerly.
Second Wave a discuté avec les chercheurs en charge du projet; ces derniers auront peut-être l'occasion d'étudier les femmes enceintes après coup. Selon Steven Hirschfeld, directeur du National Children's Study, la proposition actuelle (qui est examinée par un comité scientifique indépendant) serait de collecter des informations auprès d'environ 50 000 femmes quant à leur exposition future à tel ou tel médicament. «Nous comptons également en interroger 50 000 autres quant à leur exposition passée», affirme-t-il.
Une situation qui s’améliore
Lyerly estime que la situation évolue, et qu'il y a lieu d'être optimiste. Elle évoque les études qui s'intéressent à l'utilisation des médicaments chez l'enfant. Autrefois, les enfants ne faisaient pas l'objet d'essais cliniques spécifiques; des orphelins thérapeutiques, tout comme les femmes enceintes. Les recommandations posologiques les considéraient comme des «petits adultes». Toutefois, deux textes de lois révolutionnaires (le Pediatric Research Equity Act de 2003 et le Best Pharmaceuticals for Children Act de 2002) ont abouti à de nombreuses modifications d'étiquetage, bouleversant par là même l'utilisation des médicaments en pédiatrie.
Les femmes enceintes sont peut-être en passe de bénéficier de mesures semblables. La FDA se montre particulièrement prudente lorsqu'il s'agit d'essais cliniques menés sur des femmes enceintes, et ne les autorise qu'au cas par cas. «Les femmes enceintes sont souvent exclues des essais cliniques, et lorsqu'une femme tombe enceinte pendant un essai, elle est souvent mise de côté. Du coup, lorsque le médicament finit par être approuvé, les recommandations relatives aux femmes enceintes se basent généralement sur des tests conduits sur des animaux, avec peu ou pas d'informations sur la sécurité humaine», comme me l'explique un représentant de la FDA par e-mail.
Mais l'Agence a fait plusieurs pas de géant dans la bonne direction. En 2009, elle a lancé le Medication Exposure in Pregnancy Risk Evaluation Program (MEPREP) pour étudier les effets des médicaments (prescrits sur ordonnance) sur les femmes enceintes. La première étude d'envergure du MEPREP est en train d'évaluer les risques de malformations congénitales chez les enfants dont la mère a été traitée avec des antibiotiques sulfamidés pendant le premier trimestre de grossesse. Ils seront comparés à ceux dont la mère n'était pas traitée par antibiotiques, et à ceux dont la mère a été traitée avec un autre antibiotique pendant le premier trimestre.
Les essais cliniques semblent eux aussi à la hausse. Selon une étude de 2012, 262 essais cliniques américains se sont spécifiquement intéressés aux femmes enceintes au cours des deux années précédentes. Les cinq types de médicaments les plus étudiés étaient les vitamines, la metformine, le misoprostol, la progestérone et l'insuline.
En 2005, l'European Medicines Agency a publié une série de lignes directrices encadrant «la surveillance active et la collecte de toute donnée obtenue après autorisation» auprès de femmes enceintes ayant été exposées à des substances médicales, nouvelles ou existantes. L'Organisation mondiale de la santé (OMS) et ONUSIDA ont publié un guide d'orientation entourant les considérations éthiques relatives aux essais cliniques de prévention du VIH. Ils recommandent explicitement aux chercheurs de faire appel à des femmes enceintes.
Lyerly s'est dite particulièrement heureuse d'apprendre que le National Institute of Allergy and Infectious Diseases venait de débuter un essai clinique du vaccin contre le H1N1 sur des femmes enceintes, qui sont beaucoup plus vulnérables face à ce virus potentiellement pandémique.
Certaines études ont affirmé que les femmes hésiteraient à intégrer ce type d'essais cliniques de par leur inquiétude pour la sécurité du fœtus. De son côté, Lyerly, qui travaillait à l'université Duke (lieu des essais cliniques du vaccin) affirme que les femmes «se bousculaient au portillon» pour s'inscrire.
L'une d'entre elles lui a dit qu'elle préférait qu'on lui administre le vaccin et qu'on la surveille de près plutôt que de se le faire prescrire par un médecin et de prier pour que rien n'aille de travers. «J'avais le sentiment que mon état de santé était étroitement surveillé, lui a-t-elle confié; je me sentais plus en sécurité».
Article original: http://www.slate.com/articles/health_and_science/medical_examiner/2013/07/medication_during_pregnancy_drugs_should_be_tested_in_pregnant_women.html