Automédication: les risques sous-estimés des anti-douleurs
Ils sont dans les boîtes à pharmacie de tous les foyers ou presque, dans un tiroir au bureau, parfois aussi dans le sac de sport. Paracétamol, ibuprofène et aspirine: les anti-douleurs disponibles sans ordonnance, ou OTC (over the counter), semblent être nos meilleurs alliés au quotidien. Mal de tête, fièvre, douleur qui se réveille: hop, un comprimé et ça repart! Mais combien d’entre nous ont déjà pris la peine de lire une seule fois la petite notice bien pliée au fond de la boîte? Ces médicaments qui accompagnent nos bobos depuis si longtemps sont devenus des familiers, qu’il serait pourtant bon d’apprendre à mieux connaître.
L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a établi une échelle à trois paliers pour l’utilisation des molécules contre la douleur. Paracétamol (Panadol®, Dafalgan®, etc.), ibuprofène (Algifor®, Alges®, etc.) et aspirine sont des analgésiques dits «non-morphiniques», de palier 1, destinés à la prise en charge des douleurs légères à modérées. Ibuprofène et aspirine sont des molécules différentes mais qui partagent un point commun: toutes deux sont des anti-inflammatoires non-stéroïdiens (AINS), c’est-à-dire qui ne dérivent pas de la cortisone. Le naproxène sodique (Alève®) et le diclofénac (Voltaren®, Inflamac®, etc.), entre autres, font aussi partie de cette grande famille, mais seules certaines formulations sont disponibles sans prescription.
Aspirine à éviter
Les AINS agissent en inhibant certaines enzymes (cox-1 et cox-2), ce qui limite la production de prostaglandines, molécules de la cascade inflammatoire. «L’ibuprofène par exemple est particulièrement efficace quand la douleur est d’origine inflammatoire, comme en cas de rhumatismes ou de règles douloureuses. Pour les autres douleurs, le paracétamol fait très bien l’affaire», précise Chantal Berna Renella, cheffe de clinique au Centre d’antalgie du Service d’anesthésiologie du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
Et l’aspirine? «On l’oublie pour traiter la douleur!», tranche Valérie Piguet, médecin adjointe responsable de la consultation multidisciplinaire de la douleur des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et co-auteure du blog Atelier@ntalgiques, qui met à disposition du grand public des informations pratiques sur les anti-douleurs. L’acide acétylsalicylique est de fait beaucoup moins prescrit, et également moins utilisé en automédication. La faute aux saignements que l’aspirine peut provoquer, car comme les autres AINS, elle possède des propriétés anti-agrégantes. «Le risque de saignement existe pour tous les AINS, mais l’aspirine a un effet anti-agrégant dès 100 mg, ce qui est bien en dessous des 500 mg ou 1000 mg utilisés pour avoir un effet antalgique», souligne Chantal Berna Renella.
Les AINS, via leur action sur les prostaglandines, ont aussi un effet sur la perfusion rénale. Des cas d’insuffisance rénale ont été rapportés suite à l’utilisation d’ibuprofène. Les risques semblent plutôt associés à une consommation chronique, mais chez des personnes prédisposées, des atteintes de la fonction rénale pourraient survenir après seulement quelques prises.
Paracétamol: attention au foie!
Le paracétamol serait-il donc la molécule la plus sûre? Si ses mécanismes d’action ne sont toujours pas totalement élucidés, il est le préféré des patients à en croire les chiffres relevés un peu partout dans le monde. Le paracétamol reste la molécule la plus prescrite et la plus achetée dans de nombreux pays occidentaux. En France, 500 millions de boîtes ont été vendues en 2013, et il s’agit du plus gros poste de dépenses de l’Assurance maladie. En Suisse, une étude récente, publiée par des chercheurs des universités de Berne et Zürich, indique sur la base des données de l’assureur Helsana, qu’entre 2006 et 2013 les demandes de remboursements pour cette molécule ont progressé de 32%!
La molécule présente un bon profil de sécurité mais peut être très toxique pour le foie, et à des doses qui ne sont pas si éloignées des doses maximales journalières recommandées. Attention donc à bien vérifier le dosage de vos comprimés: confondre ceux de 1 g avec ceux de 500 mg peut avoir des conséquences non-négligeables. Si les insuffisances hépatiques liées au paracétamol sont dans la plupart des cas consécutives à des tentatives de suicide, les surdoses accidentelles existent. Elles sont souvent liées à des mélanges malencontreux. «Les produits contre le rhume (NeoCitran®, PretuvalGrippe®, Dolo Kranit®, etc.) contiennent du paracétamol, or beaucoup de patients n’y font pas attention et prennent en plus des comprimés de paracétamol», prévient Chantal Berna Renella. Attention aussi aux soirées bien arrosées: l’alcool –métabolisé aussi par le foie– peut augmenter la toxicité hépatique du paracétamol. A oublier donc en cas de gueule de bois.
Pas plus de trois jours
Averti des contre-indications et des effets secondaires possibles, à chacun de choisir son camp. «Quand il s’agit de traiter la douleur, les habitudes sont tenaces, relève la Dre Berna Renella. Mais chez un sujet jeune, sans problème de santé particulier, il n’y a pas de raison de changer de molécule si elle est efficace pour un problème particulier qui se répète occasionnellement. Pour les autres situations, il est important d’en discuter avec son médecin traitant.» Une consultation s’impose notamment en cas de maladie chronique, pour éviter certaines interactions médicamenteuses. S’approvisionner toujours dans la même pharmacie peut alors être aussi un gage de sécurité.
Durant la grossesse et lors de l’allaitement, les AINS ne doivent pas être utilisés en automédication. Prendre conseil auprès de professionnels de santé est important. Idem pour les enfants: l’automédication ne se fera qu’après en avoir discuté avec le pédiatre.
Quelle que soit la molécule, commencez toujours avec la plus faible dose efficace, mais soyez régulier dans la prise, durant 1 ou 2 jours, pour éviter que la douleur ne revienne. S’il n’y a pas d’amélioration, il est possible d’augmenter la dose, en respectant les limites journalières: 2 comprimés de 500 mg, 4 fois par jour, pour le paracétamol, et 3 comprimés de 400 mg pour l’ibuprofène chez les personnes en bonne santé et en dessous de 75 ans. Face à une douleur récalcitrante, il est possible de combiner ces deux molécules, en prenant par exemple 1 g de paracétamol et 400 mg d’ibuprofène. «Mais tous ces antalgiques ne sont pas supposés être pris pendant plus de trois jours en automédication, rappelle la Dre Piguet. Si une douleur inhabituelle persiste, il faut consulter.»
Trop d’AINS dans le sport
Avaler un ibuprofène après un match ou appliquer du diclofénac sur une articulation douloureuse: les AINS ont le vent en poupe dans le milieu sportif. Trop, dénoncent certains spécialistes, qui attirent l’attention sur des effets secondaires mal connus de ces molécules. En inhibant la réponse inflammatoire précoce, les AINS calment la douleur mais pourraient aussi interférer avec les processus de réparation tissulaire musculo-squelettique et compromettre la cicatrisation. Leur utilité pour les douleurs musculaires et les tendinopathies sans inflammation n’a par ailleurs pas été démontrée.
Certains sportifs consomment également des AINS en prévention, avant un entraînement ou une compétition. «La douleur est aussi un signal d’alarme du corps. Vouloir la faire taire avec des antalgiques c’est prendre le risque d’aller trop loin et de provoquer des blessures», prévient la Dre Valérie Piguet. Par ailleurs, la déshydratation, fréquente lors d’une pratique sportive, augmente le risque d’effets délétères des AINS sur les reins.
______
Paru dans Le Matin Dimanche le 06/05/2018.