Qu'est-ce que le compérage ?
Dans un arrêt récent (21 février 2013, référence 2C_1083/2012 sur bger.ch), le Tribunal fédéral vient de juger que non, ce comportement n’est pas légitime. Dans cette affaire, le chirurgien incitait ses patients à s’adresser à un centre particulier de physiothérapie dans lequel il siégeait comme administrateur. Face aux patients récalcitrants, il exprimait «sa surprise et sa déception, voire son inquiétude». Il disait qu’il n’aurait pas opéré s’il avait su que le patient choisirait un autre physio. Mise au courant, la Direction fribourgeoise de la santé et des affaires sociales a infligé au chirurgien un avertissement. Elle n’a pas admis la défense de ce dernier fondée sur la qualité alléguée des services de «son» centre. Successivement, le Tribunal cantonal et le Tribunal fédéral ont confirmé la mesure disciplinaire.
L’arrêt n’a rien de très original sur le plan juridique. Il rappelle que les médecins sont liés par les devoirs énoncés à l’article 40 de la Loi fédérale sur les professions médicales. Parmi ceux-ci, on citera le devoir d’exercer son «activité avec soin et conscience professionnelle» (lettre a), celui «de garantir les droits du patient» (lettre c) et celui de «défendre, dans leur collaboration avec d’autres professionnels de la santé, exclusivement les intérêts des patients indépendamment des avantages financiers» (lettre e). Ces devoirs sont énoncés de manière plutôt générale, raison pour laquelle ils doivent être précisés, d’une part par les tribunaux dans leur jurisprudence, et d’autre part par les «règles déontologiques des associations professionnelles». En Suisse, ces dernières sont à trouver principalement dans le Code de déontologie de la Fédération des médecins suisses (FMH ; code de 2007). Ce Code rappelle des principes classiques largement admis. Ainsi, «tout traitement médical [doit être] entrepris dans le respect de la dignité humaine, en tenant compte de la personnalité du patient, de sa volonté et de ses droits». Le médecin ne doit jamais exploiter l’état de dépendance du patient et il lui est interdit «d’abuser de son autorité», notamment sur le plan matériel. L’article 36 du Code interdit la dichotomie et le compérage décrit ainsi : «le médecin ne promet et n’accepte pas de rémunération ni d’autre avantage pour se procurer des patients ou en adresser à d’autres confrères, ni pour se voir confier des actes diagnostiques ou thérapeutiques (analyses de laboratoire, etc.) ou donner de tels mandats à des tiers.»
Malgré la diversité des interdictions à disposition, le Tribunal fédéral a préféré concentrer son analyse sur le non-respect des droits du patient (la lettre c de l'article 40). «En jetant le discrédit, sans motifs justifiés, sur le professionnel [ici le physiothérapeute] choisi par sa patiente et en cherchant à ce que la prise en charge postopératoire ait lieu dans le centre de soins qu’il administrait», le chirurgien a violé cette norme. Peu importe que le patient cède ou résiste aux pressions. Si le médecin avait nourri des griefs justifiés contre un physiothérapeute particulier, il aurait pu, pour éviter la sanction disciplinaire, «détailler ses exigences thérapeutiques […] exiger le dépôt de rapports réguliers, voire encore […] prendre un contact personnel avec le physiothérapeute pour préciser ses attentes».
Malheureusement, le Tribunal fédéral refuse à examiner si le chirurgien s’est ici laissé influencer par des motifs financiers, en l’occurrence les gains dérivés de sa relation avec le centre de physiothérapie. C’est regrettable car l’interdiction de la lettre e a une portée encore mal connue. Il aurait été précieux que le Tribunal saisisse l’occasion pour en tracer les limites. Le cas s’y prêtait d’ailleurs plutôt bien. De plus, vu la multiplication des formes de collaboration entre professionnels de la santé, ceux-ci ont de plus en plus besoin de savoir ce qui est permis et ce qui les expose à des sanctions, tout particulièrement sur le plan financier.
Néanmoins, cet arrêt est à saluer. Il rappelle utilement des règles élémentaires de la relation médecin-patient, montrant qu'elles peuvent s’appliquer à un large spectre de situations. Au médecin, l'arrêt rappelle qu’il doit toujours se montrer objectif, ce qui implique de pouvoir justifier ses recommandations sur la base de critères avant tout, voire exclusivement, médicaux. Tout conflit d'ordre financier tend à jeter le doute sur cette objectivité. Au patient, il rappelle le caractère central du droit à l’autonomie. Ce droit inclut le libre choix du professionnel de la santé, même lorsque la relation fait intervenir plusieurs soignants aux responsabilités partagées. On notera toutefois la modicité de la sanction, la plus faible du catalogue. Un avertissement est certes gênant pour le professionnel de la santé, mais on peut douter de son caractère véritablement dissuasif.