Nouveaux cabinets: mort et résurrection du moratoire
De manière peu surprenante, la levée du moratoire a suscité une avalanche de demandes de la part de médecins désirant s’installer, Suisses et ressortissants de l’UE. Ce qui ne manquera pas de susciter une hausse des dépenses de santé, estiment certains: en effet, chaque nouveau cabinet engendrerait, pour l’assurance de base, des coûts compris entre 300 000 et 500 000 francs.
A vrai dire, ces montants ne reposent sur aucun élément concret. Ces chiffres ont été avancés par Santésuisse, organe des assureurs, puis repris dans un rapport par la Commission de la santé du Conseil national, qui n’est pas un modèle d’indépendance par rapport aux caisses. Il reste que ces sommes ont tourné en boucle dans les médias, et suscité un vent de panique. De tels coûts peuvent certes se vérifier dans des villes comme Genève et Zurich; en revanche, dans le reste de la Suisse, les nouvelles demandes sont souvent le fait de médecins salariés qui ont effectué les démarches pour devenir indépendants; ce ne sont donc pas de nouveaux médecins qui arrivent sur le marché. Beaucoup de demandes émanent aussi de médecins désirant travailler à temps partiel.
Entre janvier et juillet 2012, la faîtière des assureurs, Santésuisse, a reçu 1296 nouvelles propositions de praticiens désirant s’installer. C’est principalement dans les centres urbains que ces médecins veulent ouvrir leur cabinet. Ainsi, à Genève, la croissance du nombre des demandes a atteint + 279%, à Zurich + 185%, à Berne + 98% et au Tessin + 327%!
«La répartition de ces nouveaux médecins est parfaitement anarchique sur le plan géographique.»
Certes, un certain nombre étaient «préventives»: les requérants voulaient en quelque sorte réserver leur place, même s’ils n’allaient pas occuper leur cabinet de suite, pour le cas où un moratoire reviendrait...
Cette ruée de candidats, favorisée par les accords bilatéraux et la libre circulation des personnes, cause du tort aux jeunes médecins formés en Suisse, comme à Genève, estime le président de l’Association des médecins genevois, Pierre-Alain Schneider. En effet, à Genève, des entreprises offrant des soins (cliniques, centres médicaux, etc.) engagent des médecins salariés qu’ils recrutent pour partie à l’étranger, notamment en France. Or, les niveaux de formation sont différents: en France, la formation postgrade des généralistes dure trois ans; en Suisse, elle dure au minimum cinq, avec beaucoup d’hôpital et de travail en médecine interne. «Nos jeunes médecins sont mieux aptes à prendre en charge des pathologies qui demandent une certaine expérience», explique Pierre-Alain Schneider.
Une répartition anarchique
Un deuxième problème est que la répartition de ces nouveaux médecins est parfaitement anarchique, non seulement sur le plan géographique, mais aussi au chapitre des spécialités. Pour la première moitié de 2012 seulement, 47 nouveaux psychiatres voulaient s’installer à Genève, et 54 à Zurich. Même problème avec les gynécologues : dix demandes à Genève et quatorze à Zurich, mais... aucune dans le Jura! Parmi les autres spécialités pléthoriques, on cite les ophtalmologues, les anesthésistes et les chirurgiens.
Situation spectaculairement inverse en Valais, où il manque des psychiatres, des ophtalmologues, des pédiatres, des gynécologues. Selon Marc-Henri Gauchat, président de la Société médicale du Valais, cette réticence à s’installer en Valais s’explique par des considérations financières, la valeur du point étant inférieure à ce qu’elle est, par exemple, chez les voisins vaudois. Finalement, la levée du moratoire n’a attiré en Valais que cinq ou six médecins français. Le même constat vaut pour toutes les régions romandes situées loin des grandes villes: Neuchâtel, Jura, Pays d’Enhaut n’ont pas vu affluer les médecins dont la population a cruellement besoin, à commencer par les généralistes: les «déserts médicaux» sont toujours là. En résumé, il y a bien trop de nouveaux spécialistes là où ils étaient déjà assez nombreux, tandis que les régions décentrées manquent de l’essentiel – levée du moratoire ou non.
Davantage de pouvoir aux cantons
La solution esquissée par les services du conseiller fédéral Alain Berset va dans le sens d’un pouvoir plus grand laissé aux cantons. Ils pourront notamment invoquer la clause du besoin pour autoriser ou refuser une installation, voire octroyer une autorisation seulement pour une région périphérique donnée.
Cette solution «cantonale» fait l’objet d’un large consensus, aussi bien dans le monde politique que parmi les associations de médecins. Ainsi, le ministre vaudois de la Santé, Pierre-Yves Maillard, salue le projet d’Alain Berset, mais regrette le retard pris, en rappelant qu’une solution analogue avait été proposée en 2009 par la FMH et les directeurs cantonaux de la santé: il s’agissait d’un système paritaire de régulation, composé par les cantons et les sociétés de médecine, autrement dit, des gens connaissant le terrain. Ils se donnaient non seulement la possibilité de freiner, mais aussi d’encourager l’installation de nouveaux médecins. Pour son homologue genevois Pierre-François Unger, la voie cantonale est aussi la bonne: «Il faut donner la possibilité aux cantons de réguler la démographie médicale par une planification, en fonction de leurs propres besoins. On est en droit de dire aux médecins qu’il n’est pas indispensable de s’installer là où on n’a pas besoin d’eux, alors qu’on a besoin à 50 ou 100 kilomètres!»
Proposition critiquée
Les critiques fusent contre la réintroduction du moratoire sur l’ouverture de cabinets médicaux par des spécialistes. Les médecins avant tout, mais aussi les assureurs ou les cantons, tous ont de bonnes raisons d’être contre. Les médecins, en particulier, auraient souhaité que les généralistes y soient aussi soumis. Par là ils visent les médecins français, qui bénéficient de conditions identiques à leurs collègues suisses, alors que leur formation n’est pas du tout du même niveau. Mais faute d’alternatives crédibles, le projet du Conseil fédéral pourrait bien être introduit dès avril prochain, soit seize mois après la levée du précédent moratoire qui avait duré dix ans.
Mieux valoriser la formation
«Sur les accords bilatéraux nous sommes d’immenses naïfs, nous disons oui-amen à tout! En face, ils font ce qui les arrange... Nous devrions être plus malins», s’emporte Pierre-Alain Schneider, président des médecins genevois. Il voudrait notamment que la formation, très exigeante, des jeunes médecins en Suisse soit mieux mise en valeur, alors qu’ils souffrent de la concurrence de médecins européens, au bénéfice d’une formation qui n’est pas toujours équivalente, et qui souvent n’ont pas la vision «d’ici» dans la relation avec le patient.
Pierre-Alain Schneider relativise l’ampleur des installations de nouveaux cabinets à Genève: «Mis à part les psychiatres, peu de nouveaux médecins ouvrent effectivement des cabinets indépendants. Ils consultent dans des groupes, des cliniques, des « centres médicaux». Ces structures attirent, mais elles n’existent que dans des zones urbaines alors qu’il n’y a pas grand-chose en périphérie. Les communes qui manquent de médecins devraient réaliser qu’un médecin ne viendra pas sans incitation. Je suis convaincu qu’un plus grand nombre de médecins s’installeraient en Valais, dans le Jura, etc. si on leur proposait des opportunités intéressantes.» «Parmi les demandes de droit de pratique, explique encore Pierre-Alain Schneider, il y a un certain nombre de médecins qui travaillent déjà en Suisse en tant que dépendants et qui se donnent le moyen d’être maintenant indépendants sans forcément réaliser leur rêve de suite. La réintroduction de la limitation va certainement accélérer le mouvement parmi les médecins hospitaliers qui ne veulent pas y passer leur vie. Nous aurons donc droit essentiellement aux effets secondaires de cette mesure avant d’y trouver un hypothétique bénéfice!»
Privilégier une vision à long terme
Opposé au concept même du moratoire, Julien Vaucher, président de la section vaudoise de l’Association suisse des médecins-assistants et chefs de clinique, regrette le retour précipité d’un nouveau moratoire. Avec cette formule-choc: «Les politiciens raisonnent en termes de législature, alors que les médecins se forment en quinze ans». Cela pour dénoncer le manque de vision à long terme des décideurs, et aussi les approximations statistiques, sachant qu’aujourd’hui, la plupart des médecins qui s’installent le font à temps partiel. Autrement dit, la pléthore actuelle doit être nuancée.
Selon lui, la vision à long terme, c’est de garder à l’esprit que les gros bataillons des généralistes ont aujourd’hui entre 50 et 60 ans. Ils sont actuellement de 5’000 à 6’000, mais à l’horizon 2025-2030, ils seront la moitié moins, tandis que la population croit à un rythme rapide!
Les «déserts médicaux» ne sont pas une fatalité pour Julien Vaucher; il s’agit de revaloriser l’activité médicale hors des grands centre urbains, non seulement sur le plan de l’image, mais aussi sur le plan matériel: une révision de la rémunération des généralistes, par rapport aux spécialistes, est souhaitable. Les collectivités locales peuvent encourager l’installation de jeunes médecins, par exemple en mettant à leur disposition des infrastructures, des locaux, un appui administratif. Julien Vaucher souligne que la formation médicale ne fait pas des jeunes médecins des chefs de petites entreprises; ceux-ci se trouvent facilement démunis face à la masse du travail administratif qu’on attend d’eux.