Dans les cuisines d’un hôpital
La marchandise se compte en tonnes. Sept, plus exactement, qui arrivent chaque jour dans les cuisines de l’hôpital. Ici, tout est plus grand, les appareils et les quantités. Le défi que relèvent quotidiennement les 320 employés des cuisines des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) est le suivant: comment nourrir des milliers de patients, respecter leur régime, sans abandonner le plaisir lié à un repas? Pour détailler la recette, nous avons parcouru le site de Cluse-Roseraie.
Deux cuisines séparées
Première surprise, nous visitons en fait deux cuisines. C’est l’un des secrets pour travailler à cette échelle: de très nombreuses préparations sont réalisées à l’avance, dans une cuisine de production qui ne s’occupe que de cela. Réfrigérées après leur confection, elles seront servies le lendemain ou le surlendemain, régénérées ou finalisées dans l’un des sept sites des HUG équipés d’une cuisine. Tous les plats ne s’y prêtent pas: certains doivent être préparés le jour même sous peine de perdre toutes leurs qualités gustatives. Mais pour les autres, cette organisation assure un gain de temps précieux. Le centre de production turbine ainsi toute la journée, à son rythme. Rien ne l’empêche, a priori, de cuisiner des repas du soir au moment où l’hôpital en est encore au petit-déjeuner.
On assiste ainsi à la préparation de portions de laitue cuite. Pesés, les légumes sont répartis dans des barquettes créées sur l’instant. La machine les thermoforme à partir d’un grand rouleau de film alimentaire plastique. Après avoir été remplie, chaque barquette est filmée, étiquetée, et prête à être expédiée.
Minutie, quantités et goût
Toujours à la cuisine de production, les spaghettis se cuisinent par portion de quarante kilos, à l’aide d’une machine dédiée à cet effet. Et pourtant, le temps de cuisson se règle à la seconde.
«Al dente? Oui, on peut tout à fait le faire», explique Didier Gevaux, chef du service Restauration. Les pâtes tombent ainsi dans de l’eau froide dès leur sortie du bain pour stopper la cuisson, un cuisinier les agite pour éviter qu’elles ne se collent. De là, on les verse dans un grand récipient à roulettes et elles passent à l’étape suivante où elles seront assaisonnées et conditionnées.
Le lot que nous avons vu cuire aura droit à une bonne dose de sel et d’huile d’olive. Visiblement ce n’est pas la version maigre de ce plat.
Un menu à la carte
Respecter les divers régimes des patients est en effet une contrainte importante pour les cuisiniers de l’hôpital. «Après beaucoup de travail pour accorder tous les violons, il y a maintenant huit régimes principaux», détaille Didier Gevaux. Et donc autant de variations de menu y correspondant. Mais il y a mieux: «Nous donnons le choix aux malades avec un menu à la carte. Au lieu de procéder par aversion – «Ah non, moi les épinards je ne peux pas» –, différentes propositions sont faites la veille pour le jour qui suit.»
Poste par poste
Chacun des employés de cuisine dispose de toutes ces options sur des chariots devant et derrière, et se tient prêt à les servir. Le plateau avance, poste par poste: féculents, légumes, plat principal, dessert. Un cuisinier spécialiste en diététique contrôle ensuite que tout correspond à la fiche, est bien proportionné et présenté. Enfin, au bout de la chaîne, les plateaux remplissent des chariots qui partiront dans les unités de soin.
Une mini-cuisine «personnalisée»
A côté de ce service, on trouve aussi une cuisine pour les préparations à faire sur place. Et aussi une mini-cuisine «personnalisée». Malgré tout l’effort mis à standardiser les régimes, il est toujours possible qu’une personne doive suivre une diète ou régime «unique» pour des raisons médicales. C’est ici qu’on préparera ces plateaux exceptionnels.
65 minutes pour 1100 repas
Une ruche. Nous sommes cette fois-ci dans la seconde cuisine, celle où sont préparés les plateaux destinés aux patients de Cluse-Roseraie. L’agitation est palpable, il s’agit de préparer 1100 repas en soixante-cinq minutes. Deux chaînes fonctionnent en parallèle, chacune selon le même principe. Un employé de cuisine dispose couverts et assiette sur le plateau. Il y place aussi une fiche détaillant tout ce qu’il faudra mettre dessus. Au fur et à mesure que le plateau avance sur la chaîne, les autres employés la lisent et servent ce qui est demandé.
Aujourd’hui, au menu «standard», c’est bœuf bourguignon, gnocchis et choux de Bruxelles. Selon que vous serez par exemple diabétique ou sans régime spécial, la sauce différera, la viande sera peut-être plus maigre ou remplacée par une autre proposition. Différentes textures plus ou moins mixées répondent aux besoins spécifiques du patient tels que ceux liés aux difficultés de mastication ou de déglutition. Enfin, on l’a dit, il est possible que vous ayez demandé la veille un autre légume, un autre féculent ou un autre plat.
Nettoyage des cuisines et vaisselle
La plonge participe pleinement à ce dispositif. Il s’agit d’un des postes les plus durs parmi ceux que nous verrons aujourd’hui. Ces employés-là sont à l’autre bout de la chaîne: ils reçoivent de la cuisine les récipients et ustensiles utilisés, et des unités les plateaux desservis. Les employés de laverie travaillent aussi autour d’un tapis roulant. Il s’agit de trier et de jeter les restes, avant que le plateau et son contenu ne passent au «tunnel»; imaginez une sorte de grande machine à laver à plat. «Le tunnel qui tombe en panne, ce serait la catastrophe», répond Didier Gevaux quand on lui demande ce qu’il pourrait arriver de pire à son service.
Quinze minutes pour livrer
Quinze minutes, c’est le temps maximum qui peut s’écouler entre le moment où le plateau est achevé et celui où il sera servi au patient. C’est pourquoi, dès que le chariot est plein, il est pris en charge par un transporteur qui, au volant d’un tracteur électrique, le convoie dans les souterrains de l’hôpital. La raison? L’hygiène évidemment, essentielle dans un environnement où de nombreuses personnes ont la santé fragile.
Les mesures sont, en conséquence, draconiennes – les employés ne peuvent ainsi porter aucun bijou et ils travaillent gantés après un vigoureux nettoyage des mains. De nombreux contrôles et prélèvements sont aussi effectués par l’hygiéniste du service, par des inspecteurs du chimiste cantonal et surtout par un laboratoire privé extérieur que l’hôpital mandate dans ce seul but.
Un peu de plaisir pour les malades
Retour dans une unité de soin où nous avons suivi le chariot. Le transporteur l’a confié à une aide-soignante qui va servir les plateaux aux patients. C’est l’aboutissement du travail de toutes les personnes que nous avons vues jusque-là, évoluant parmi de multiples contraintes mais s’efforçant de préserver le plaisir qu’apporte un repas. Et ce soir, à 17 h 45, ils recommenceront. A la fin de la journée, 9200 repas auront été servis par les différentes cuisines des HUG.