La montée en puissance du parent hélicoptère
On les appelle «hélicoptères», «drones» ou plus littéralement «hyper-parents». Voulant le meilleur à tout prix, ils ne cessent d’intervenir dans la vie de leurs enfants. Que ce soit dans la façon dont il convient de construire un château de sable, d’interagir avec des camarades de classe ou, plus tard, de réussir un entretien d’embauche. Le parent hélicoptère est celui qui reste constamment à l’affût des problèmes que pourrait rencontrer son enfant. Pour le protéger, il se fait bouclier. Pour l’aider, il se substitue.
Hélas, à force de vouloir que son enfant devienne le meilleur sans jamais se faire de mal, le parent hélicoptère finit par lui faucher les ailes. «Il prend la place de son enfant, ne lui laissant pas l’espace nécessaire pour expérimenter son propre désir, explique la Dre Dora Knauer, pédopsychiatre et ancien médecin adjoint agrégé aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Trop intrusif, trop contrôlant, il devient, si nous poussons le tableau plus loin, un parent castrateur».
Apprendre à gérer ses frustrations
Outre-Atlantique, les débats sur la parentalité hélicoptère sont affaire courante et les études soulignant les effets délétères d’une parentalité surinvestie se démultiplient.
La dernière en date, publiée par The American Psychological Association, remonte à juin 2018. 422 enfants de 2 ans ont été placés avec leurs mères dans un laboratoire avec l’instruction de jouer puis de ranger une série de jouets. Les chercheurs ont désigné le groupe «hélicoptère» selon la fréquence et la manière dont les mères sont intervenues sur les gestes effectués par l’enfant au cours de l’expérience. Trois ans plus tard, la capacité de ces mêmes enfants à résoudre un puzzle dans un temps limité a été observée, ainsi que leurs réponses face à un partage de bonbons inégal. Les enfants du groupe hélicoptère ont montré davantage de difficultés à gérer leurs émotions que ceux des groupes témoins. Cinq ans plus tard, ces mêmes enfants ont à nouveau été évalués. Ceux qui avaient affiché de bonnes facultés à gérer leurs émotions et à réguler leurs comportements à l’âge de 5 ans, présentaient de meilleures aptitudes sociales et scolaires à 10 ans.
L’étude stipule un lien entre l’apprentissage de la gestion des émotions pendant la petite enfance et les chances de rencontrer par la suite des difficultés scolaires, sociales et psychologiques: «Savoir contrôler des émotions amplifiées peut renforcer les facultés de l’enfant à gérer sa frustration lors de travaux académiques difficiles et, de ce fait, favoriser la réussite de ces travaux», écrivent les auteurs de l’étude.
Dépressions, angoisses et suicides
Une étude publiée dans le Journal of Child and Family Studies en 2014, affirme que les étudiants issus de parents hyper-contrôlants sont plus enclins que d’autres à souffrir de dépression, de troubles de l’anxiété et à se montrer psychologiquement insatisfaits de leurs vies. Ancienne doyenne des premières années de l’Université de Stanford (USA) et auteure du best-seller How to raise an adult, Julie Lythcott-Haims va même jusqu’à suggérer que la parentalité hélicoptère serait une des causes possibles de la croissance du taux de suicide chez les adolescents de la région de Palo Alto. Berceau cossu de la Sillicone Valley, Palo Alto possède un taux de suicide à l’adolescence qui dépasserait de quatre ou cinq fois la moyenne du pays. «Nous passons beaucoup de temps à nous inquiéter des parents qui ne sont pas assez investis dans la vie de leurs enfants, leur éducation et leur croissance, et c’est justifié, écrit l’auteure. Mais à l’autre extrémité du spectre, il y a beaucoup de dégâts.»1 Pour Lythcott-Haims, capitalisme et mondialisation seraient en partie responsables du mal-être de la jeunesse aisée d’aujourd’hui. La pression vers le succès serait devenue telle que les parents se surinvestissent dans la vie de leurs enfants au point de trouver tout à fait légitime de discuter à leur place avec leurs professeurs ou encore, comme cela se fait de plus en plus aux États-Unis, de les accompagner à leurs entretiens d’embauche. «Nous "micro-manageons" chaque instant de leur vie, poursuit-elle. Nous souhaitons que chaque activité réalisée soit enrichissante et utile pour l’idée préconçue que nous nous faisons de leur avenir. Ces enfants ne disposent plus une seconde pour jouer librement.»
Le jeu de l’autonomie
Toujours dans la Silicone Valley, Mike Lanza, un père de trois garçons, s’est érigé en figure incontournable du mouvement anti-parentalité hélicoptère. En 2008, il déménage avec sa famille dans un nouveau quartier et transforme son jardin en terrain de jeu ouvert à tous les enfants du voisinage. La supervision parentale n’est évidemment pas incluse dans l’invitation et les pratiques libertaires des nouveaux venus sont loin de faire l’unanimité. «Prenez vos dix meilleurs souvenirs d’enfance. Il y a de grandes chances qu’ils se soient déroulés à l’extérieur et sans la supervision d’un adulte, commente-t-il au New York Times dans un article publié le 19 octobre 2016. Je me rappelle que dès que les adultes arrivaient, nous cessions de jouer. Nous attendions qu’ils repartent pour recommencer. De nos jours, les mamans ne repartent jamais». Pour cet ancien entrepreneur, c’est justement en jouant librement que l’enfant apprend à devenir maître de sa destinée. «Les gosses doivent trouver leur propre équilibre», ajoute-t-il.
Et en effet, plusieurs études suggèrent un lien entre le développement des «capacités exécutives» de l’enfant et le temps passé à jouer librement. Les parents qui structurent et supervisent trop assidûment les activités de leurs enfants défavoriseraient leur aptitude à travailler de façon productive et concentrée vers des objectifs autodéterminés.
Free-range children
Fustigée pour avoir laissé son enfant de 9 ans prendre le métro seul à New York, la journaliste américaine Léonore Skenazy fonde en riposte le mouvement Free-range children et publie, en 2009, un livre portant le même nom. Aux antipodes de la parentalité hélicoptère, Skenazy encourage les parents à oser laisser leurs enfants se construire une autonomie. «De nos jours, les parents ont perdu leur faculté de jugement du risque, estime-t-elle. Ils ne font plus la différence entre laisser un enfant marcher seul à l’école et le laisser traverser un stand de tir. Tout risque est perçu comme trop de risque. La seule chose que ces parents ne semblent pas réaliser, c’est que le plus grand des risques pourrait justement être celui d’élever un enfant qui ne rencontre jamais de risques. Si nous nous entêtons à vouloir prévenir tous les dangers ou toute difficulté que pourraient rencontrer nos enfants dans leur quotidien, ils n’auront jamais la chance de s’émanciper et de devenir des adultes».2
Des parents légitimement inquiets
Pour sa part, le Dr Robert Neuburger, thérapeute, ne cache pas sa désapprobation sur le sujet des parents sur-protecteurs: «J’en ai assez que l’on pathologise tous les comportements des parents. C’est tellement facile de stigmatiser!» Néanmoins, tout comme la Dre Knauer, il confirme que l’inquiétude des parents à l’égard de leurs enfants s’est nettement amplifiée avec les années: «Les parents accompagnent effectivement davantage leurs enfants dans leurs études et les écoles privées n’ont jamais eu autant de succès. Personnellement, quand j’ai fait mes études, mes parents m’ont fichu une paix royale! Mais aujourd’hui, trouver un emploi par exemple est devenu difficile. Les parents sont donc légitimement inquiets».
Pour la Dre Dora Knauer, un des problèmes majeurs du parent hélicoptère est qu’il se sent trop responsable. «C’est finalement un parent qui ne fait confiance ni à l’énergie positive du développement de son enfant ni à la société qui l’entoure».
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2. https://www.amazon.com/Free-Range-Raise-Self-Reliant-Children-Without/dp/0470574755
Paru dans Planète Santé magazine N° 31 - Octobre 2018