Apprendre à faire caca proprement
En DDR, l’admission en crèche se faisait une fois l’acquisition de la propreté effectuée. Vers un an. Actuellement dans de nombreux pays asiatiques, notamment en Chine où le port de la couche reste encore une exception, l’acquisition de la propreté se situe également vers l’âge de 1 an.
Depuis quelques années, et par souci écologique, certaines stars hollywoodiennes comme Alicia Silverstone et Kandi Burruss, se vantent d’un enseignement précoce de la propreté. Elles prônent l’«elimination communication» qui consiste à mettre l’enfant sur le pot avant ses 6 mois et lui faire porter des couches aussi rarement que possible. Mais chez nous, l’usage reste du côté de la douceur et de la permissivité. L’enfant est considéré «prêt» à entamer son apprentissage lorsqu’il peut monter et descendre un escalier tout seul et lorsqu’il exprime «le désir» et «l’intérêt» de devenir propre, donc bien après ses 1 an.
Couches jetables ou théories psychologiques?
Notons qu’entre les années 1950 et aujourd’hui, une révolution technique majeure s’est opérée dans le monde de la puériculture. Nous sommes passés des carrées de coton ou de lin qu’il fallait soigneusement laver, blanchir et sécher tous les jours et ce plusieurs fois par jour, aux couches jetables constituées de matériaux ultra-absorbants et anti-odorants. Révolution majeure qui semblerait avoir contribué à un certain «laisser-aller» dans le domaine de la propreté.
Mais ne tirons pas de conclusions hâtives. Car si l’on se penche du côté des théoriciens2, nombreux semblent s’accorder sur le fait qu’une acquisition de la propreté effectuée trop jeune ou, de façon trop brutale, pourrait sérieusement nuire au bon développement de la psyché. Cela pourrait déboucher sur des personnalités compulsives, «anales» pour reprendre un terme freudien, enfreindre notre aptitude à vivre en démocratie3, nous pousser au racisme et plus encore.
Pour y voir un plus clair, nous avons sollicité la Dresse Dora Knauer, pédopsychiatre et ancien médecin adjoint agrégé aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Selon elle, l’âge idéal de l’acquisition de la propreté se situe vers 18 mois. 1 an serait beaucoup trop jeune, 3 ans tardif et 4 ans, carrément pathologique. Elle répond à nos questions.
Quel est le moment idéal pour entamer l’apprentissage de la propreté ?
L’idéal est que cet apprentissage s’accomplisse au cours de la deuxième année, avant les 24 mois. C’est l’âge où l’enfant commence réellement à s’autonomiser au niveau de la distance. Il s’éloigne et revient vérifier si c’est bon. A 24 mois, toutes les fonctions de la séparation devraient être mises en place. Il est intéressant de mettre en relation la propreté et l’alimentation. Au départ, le bébé est dans le feeding, on lui donne de la nourriture. A partir de 12-18 mois, il passe dans le eating, il en prend. Il y a, au moment où il parvient à manger seul, une prise de conscience du mécanisme de digestion qui se met en place. Il se rend compte que ça ne vient pas du sein ou de la main de l’adulte, mais de la sienne. C’est à mon avis le moment propice pour entamer l’éducation de la propreté. On peut expliquer à l’enfant ce qui se passe: «Tu manges, ensuite ça fait glouglou dans ton estomac, etc.»
Avant 1 an, le bébé n’a pas conscience qu’il excrète?
Au début, le bébé ne fait pas la différence entre l’arrière et le devant, tout sort en même temps. Ensuite les deux choses se séparent. Il y a des stades. D’abord tout passe par la bouche, puis l’enfant commence à s’intéresser à ce qui sort par derrière, c’est le stade anal. Le début de la sphinctérisation, c’est-à-dire le moment où le bébé se met à retenir et à relâcher consciemment, se situe entre 1 et 2 ans. Le contrôle de la vessie, du pipi, vient plus tard.
Pourtant de nombreux enfants, notamment en Asie, sont propres à l’âge d’un an, voire avant?
Un enfant peut en effet être propre avant même sans qu’il ait conscience de sa propre excrétion. Mais comme il ne s’en rend pas réellement compte, il peut à tout moment perdre cette acquisition et redevenir sale. Ces enfants sont généralement conditionnés, dressés et agissent par réflexe. Ils sont mis sur le pot très petits, à 6 mois déjà, et dès qu’ils sont en position assisse ils suivent des ordres. Mais ils n’ont pas conscience qu’ils retiennent et qu’ils poussent.
Finalement, qu’est-ce que la propreté?
La propreté est une fonction, mais c’est tout d’abord une prise de conscience. Une prise de conscience de l’excrétion, du besoin de lâcher. A partir de 12 mois, l’enfant commence à voir qu’il y a quelque chose, il peut le montrer. Cette conscience du lâcher correspond également, chez un petit de 12-15 mois, à une séparation. Spontanément, il a peur de lâcher ses selles. Idem pour l’urine. Il est donc bien de lui dire qu’il ne faut pas avoir peur, qu’il est bon de se vider.
On entend souvent dire que l’enfant est prêt à entamer son apprentissage lorsqu’il en exprime l’envie ou l’intérêt. Est-ce une bonne attitude à adopter?
Non. Car le désir de l’enfant ne vient pas tout seul. Aucun désir ne vient tout seul. Il faut le faire désirer, et cela vaut pour tous les désirs. C’est comme le désir de marcher et de bouger. Si l’on n’aide pas l’enfant à se tenir lorsqu’il commence à marcher, il ne marchera jamais. L’adulte est là pour lui montrer que c’est très bien de faire trois pas. C’est pareil pour l’apprentissage de la propreté.
Françoise Dolto affirme «qu’il est dangereux que "l’enfant" croie bien faire de retenir ses matières et son urine pour faire plaisir à l’adulte4». Pourquoi ?
Parce qu’il y a des parents, et plus qu’on ne le croit, qui trouvent le caca du bébé dégoûtant. Ce sont d’ailleurs souvent des parents qui ont eux-mêmes été propres très jeunes. Ils sont dégoûtés. L’enfant sent par conséquent qu’il génère des réactions négatives au moment où il lâche. Dès lors il peut commencer à se retenir. Et vraiment retenir, c’est extrêmement dangereux. Certains bébés ne vont pas à selle pendant plus de 3 semaines! Il ne faut pas oublier que l’excrétion, donc le lâcher, est aussi une question de survie. Trop retenir peut mener à l’intoxication et à la mort.
Est-ce qu’un apprentissage trop précoce de la propreté nuit au développement de la personnalité future?
Il peut générer des frustrations. Il est possible qu’un enfant qui a été forcé à ce niveau-là, ou très fortement puni, développe par la suite de la rage, une intolérance extrême à recevoir des ordres, qu’il devienne colérique.
Pourquoi?
Parce qu’il ne s’est en quelque sorte pas senti respecté. Entre 1 et 2 ans, la rage est vécue de façon extrêmement condensée. Pour un enfant chaque acte prend une signification. Faire caca n’est jamais que faire caca. C’est aussi sortir le mauvais de soi, c’est faire des bruits bizarres, faire une bêtise, dire non. «Je ne suis pas d’accord, je te fais caca dessus, tu es une merde», «Le caca qui est mauvais», puis par la suite «le pet qui pue», sont souvent des expressions de rage qui sortent spontanément et sans particularités précises. Les parents doivent l’accepter.
Il ne faut donc jamais punir un enfant qui fait caca?
Il faut punir l’enfant qui fait exprès de faire caca sur le tapis ou sur le lit conjugal. Mais s’il en met maladroitement partout, là il ne faut en effet jamais punir.
Mais lui apprendre néanmoins que le caca c’est sale?
Oui, rapidement, et pour des raisons hygiéniques de base, il faut enseigner à l’enfant qu’il ne faut ni jouer ni toucher le caca parce que c’est sale. Cette scission entre le bon et le mauvais doit se faire très tôt. On appelle cela le clivage de base. Un enfant bien développé mettra très vite les méchants d’un côté et les gentils de l’autre. Ensuite, la grande guerre entre les méchants et les gentils aura lieu, les grands monstres seront éliminés, les gentils gagneront et tout le monde sera content. C’est comme au cinéma. Et ce grand jeu de bon/pas bon commence dans notre propre corps avec les excrétions… Lâcher ses selles devient très vite pour l’enfant l’évacuation du mauvais et du mal.
Les filles sont-elles généralement propres avant les garçons?
Les filles sont en tout temps et à tous les niveaux propres avant les garçons. Elles se développent plus vite dans certains domaines, dont celui de l’hygiène corporelle. Il suffit d’observer: les filles finissent toujours dans la salle de bain pour se laver les mains parce qu’elles ont fait des dessins ou parce qu’elles ont un peu d’ancre sur les mains, les garçons sortent tranquillement sans se poser de questions. La différence est très nette. D’ailleurs pendant longtemps, l’odeur corporelle était vraiment uniquement l’affaire des filles. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
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1 https://en.wikipedia.org/wiki/Toilet_training
2 Comme Sigmund Freud, Françoise Dolto, Geoffrey Gorer ou même Théodor Adorno pour n’en citer que quelques-uns.
3 Voir les théories du criminologue Christian Pfeiffer.
4 Françoise Dolto, Les étapes majeures de l’enfance, Editions Gallimard, 1994.