Le «poop-shaming» ou la honte de faire caca
Soulager ses besoins naturels et faire la «grosse commission» lorsque d’autres personnes se trouvent à proximité peut être source de malaise et de honte. Selon l’étude Ifop réalisée pour Diogène-France.fr en 2021*, la gêne à l’idée de déféquer dans des situations où son intimité n’est pas garantie toucherait 56% des femmes et 42% des hommes. Loin d’être anodin, le «poop-shaming» ou «honte du caca» est un problème sérieux. Dans le langage médical on parle de «parcoprésie» ou rétention fécale psychogène. Il s’agit d’un trouble d’anxiété sociale, lié à la peur excessive du regard des autres sur soi-même. Ce phénomène serait plus féminin que masculin puisque deux femmes sur trois (69%) seraient concernées, contre à peine un homme sur deux (48%), selon ce sondage.
Aller à selles lorsqu’on n’est pas totalement seuls, au travail, dans des lieux publics, chez des amis ou chez soi en présence de son conjoint ou de ses colocataires peut être source d’angoisse, confirme le Pr Jean-Louis Frossard, médecin-chef du Service de gastroentérologie et hépatologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG): «Déféquer reste un tabou tenace dans notre société. Or, c’est un processus physiologique normal.» En effet, notre organisme est programmé pour évacuer ce dont il n’a pas besoin, poursuit-il: «Le rectum, la partie terminale de l’intestin, est normalement vide. Quand les selles arrivent, il nous donne l’ordre de les évacuer.»
Stratégies d’évitement
Un signe de bonne santé
Sales aux yeux de certains, les selles sont pourtant un bon indicateur de notre état de santé. Leur fréquence, texture, couleur, odeur sont autant de paramètres à considérer. «En tant que médecin, en plus du soin, nous avons un devoir d’éducation auprès de nos patients. Expliquer le fonctionnement des intestins peut en outre aider à dédramatiser une situation», commente le Pr Jean-Louis Frossard, médecin-chef du Service de gastroentérologie et hépatologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). La fréquence normale des selles est d’une à deux fois par jour. «On parle de constipation lorsque l’on va à la selle moins de trois fois par semaine», explique-t-il. La présence de sang rouge et frais dans les selles ou de sang noir, ainsi que des selles blanches ou grisâtres doivent inquiéter et mener à consulter son médecin traitant. De même, des selles très malodorantes peuvent être le signe d’une maladie inflammatoire du tube digestif.
Mais en cas de parcoprésie, ce réflexe est contrarié par des processus psychologiques. Les personnes concernées ont peur d’être entendues et d’incommoder les autres avec leurs odeurs corporelles. Cette crainte excessive peut conduire à des stratégies d’évitement, comme laisser couler de l’eau au robinet, tirer la chasse avant de faire ses besoins ou mettre du papier toilette au fond de la cuvette pour masquer les bruits. Cet évitement peut même aller jusqu’à des comportements d’inhibition. Ces personnes repoussent le moment d’aller aux WC, n’y vont que lorsqu’elles se sont assurées que les toilettes étaient libres ou rentrent carrément chez elles durant la journée juste pour aller à selles en toute discrétion, quand elles ne remettent pas la chose à plus tard.
Mais en allant à l’encontre de ce réflexe naturel, on s’expose à des complications: crampes, constipation, hémorroïdes ou diverticules (petites poches se formant à la surface extérieure du côlon), confirme le spécialiste: «Le côlon a pour fonction de réabsorber le plus d’eau possible. Si on ne va pas aux WC, il réabsorbe l’eau des selles. À force, elles s’assèchent, se durcissent et ne peuvent plus sortir. En cas de constipation aiguë, on doit recourir à des laxatifs, voire procéder à des lavements ou même à des extractions.»
Un apprentissage précoce
Cette forte anxiété à l’égard de l’élimination peut trouver plusieurs explications. L’éducation et l’attitude des parents jouent un rôle important, relève la Dre Margarete Bolten, responsable psychologique de la consultation spéciale pour les troubles de l'élimination de la Clinique universitaire de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de Bâle (UPKKJ), qui prône par ailleurs humour et décontraction: «La défécation dans la couche est-elle taboue ou considérée comme naturelle? Le passage aux toilettes se fait-il en secret ou l’enfant peut-il observer ses parents?» Le Pr Frossard pointe lui aussi du doigt les expériences d’apprentissage précoces: «Une contrainte forte imposée par les parents dans une propreté dirigée peut entraîner plus tard un refoulement.» Des influences sociales et culturelles sont aussi en cause, ajoute la spécialiste: «Dans certaines cultures, on est globalement plus ouverts aux processus naturels du corps que dans d’autres.» Les personnes anxieuses seraient, selon elle, plus sujettes à la parcoprésie, de même que les femmes. «En matière d’hygiène, les femmes sont souvent socialisées de telle sorte qu’elles se soucient davantage de la propreté de leur corps et de l’élimination des odeurs corporelles. Elles sont dès lors plus dégoûtées par les excréments et les déjections.»
Dans les cas les plus graves et afin de dépasser les sentiments de dégoût et de honte, une intervention cognitive et comportementale peut être nécessaire, note Margarete Bolten: «Une telle prise en charge permet de remettre en question les croyances, de modifier ses représentations afin de relativiser cette fonction naturelle de l’organisme. Il s’agit aussi de se rendre de plus en plus souvent dans des toilettes publiques et d’apprendre des exercices de relaxation pour s’y sentir moins crispé.»
Améliorer les lieux d’aisances
Pour protéger cette fonction très intime, la société a une responsabilité quant à l’accessibilité et au confort des lieux d’aisances. Pour la Dre Margarete Bolten, responsable psychologique de la consultation spéciale pour les troubles de l'élimination de la Clinique universitaire de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de Bâle (UPKKJ), des efforts en matière d’ergonomie doivent être faits, notamment sur les lieux de travail: «Dans trop de toilettes publiques, il n’y a pas d’intimité. Il faut veiller à ce que chaque utilisateur se sente en sécurité.» Concrètement, cela veut dire des WC en nombre suffisant, loin des lieux de passage (cafétéria, par exemple) et insonorisés, avec des portes qui se ferment complètement. «Aux États-Unis, par exemple, le "courtesy flush", ou rinçage de courtoisie, pour masquer les bruits, permet de se sentir plus à l’aise. Les Japonais, maîtres dans l’art de rendre ces lieux confortables, y diffusent des bruits imitant la chasse d’eau pour les insonoriser», illustre le Pr Jean-Louis Frossard, médecin-chef du Service de gastroentérologie et hépatologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
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*Étude Ifop pour Diogène-France.fr, réalisée par questionnaire auto-administré en ligne du 9 au 12 avril 2021 auprès d’un échantillon de 1010 personnes de la population française âgées de 18 ans et plus résidant en France métropolitaine.
Paru dans Le Matin Dimanche le 05/03/2023
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