Ce poids qui m’obsède
«Tout est parti d’une envie de perdre du poids à 17 ans. Je pesais 86 kg, je ne supportais plus mon corps. Au départ, tout s’est bien passé, j’ai pu mincir, raisonnablement, avec l’aide d’une diététicienne. Puis j’ai perdu le contrôle, je n’ai pas su m’arrêter. Je suis descendue à 47 kg pour un 1,70 m, et mon poids est devenu une obsession permanente. Je voulais une maîtrise totale de mon alimentation et ne plus prendre ou perdre un gramme. Le cauchemar a duré six ans.» Maria, architecte, aujourd’hui âgée de 25 ans, raconte ainsi une tension constante qui s’est traduite par des mois de privations, suivis de crises proches de la boulimie.
Pourtant, quand la jeune femme finit par consulter, le médecin ne lui parle ni de boulimie ni d’anorexie, mais de troubles des conduites alimentaires atypiques (TCAA). La différence? «Elle se situe surtout au niveau de l’ampleur des symptômes, explique Sophie Vust, psychologue- psychothérapeute au Centre hospitalier universitaire vaudois et auteure de Quand l’alimentation pose problème*. Les privations et les stratégies pour maigrir ne sont pas aussi extrêmes que dans l’anorexie. Quant aux crises de pulsions vers la nourriture, elles sont moins intenses et moins fréquentes qu’en cas de boulimie. De plus, ces épisodes ne s’accompagnent généralement pas de gestes compensatoires, comme le fait de se faire vomir pour limiter la prise de poids.»
Cette définition «par la négative» se double de caractéristiques spécifiques. «Les TCAA vont souvent de pair avec une insatisfaction perpétuelle vis-à-vis du poids, une mauvaise estime de soi et le réflexe de se comparer sans cesse aux autres», poursuit la spécialiste.
Des troubles reconnus depuis peu
Les troubles des conduites alimentaires atypiques (TCAA) n’ont fait leur apparition qu’il y a une vingtaine d’années dans les colonnes des ouvrages de référence du diagnostic médical. On les trouve désormais, sous des dénominations toutefois encore changeantes, tant dans la Classification internationale des maladies (CIM) que dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM).
Cinq fois plus fréquents que l’anorexie
Moins connus que leurs homologues dits «typiques» –l’anorexie, la boulimie, ou l’hyperphagie boulimique–, ces troubles liés à l’alimentation et au rapport au corps sont pourtant plus répandus: «Si l’anorexie concerne 1 à 2% de la population, les TCAA seraient cinq fois plus fréquents, en particulier chez les adolescentes. Mais les chiffres exacts sont difficiles à déterminer car les personnes qui en souffrent n’ont pas toujours le réflexe de consulter, souvent freinées par la honte ou le déni», déplore Sophie Vust. A cette explication s’ajoute celle d’une maladie souvent invisible aux yeux de l’entourage. Et pour cause: les variations de poids sont souvent limitées et les souffrances intériorisées ou masquées par une vie sociale en apparence normale.
Leur prise en charge n’en demeure pas moins cruciale pour plusieurs raisons. En plus de la souffrance qu’ils engendrent, ces troubles dits «atypiques» peuvent constituer une porte d’entrée vers les troubles typiques, anorexie et boulimie en particulier, aux conséquences plus dramatiques encore sur la santé psychique et physique. Par ailleurs, non traités, ils comportent un risque de chronicité, autrement dit de s’ancrer sur le long terme.
Le relais d’un malaise plus profond
Alors que faire? «Face à une souffrance qui s’accentue au fil des mois, en particulier à l’adolescence, il est important de consulter, indique Sophie Vust. Le premier rendez-vous peut se faire auprès du médecin de famille, qui orientera si nécessaire vers un spécialiste.» Diverses approches pourront être proposées: psychothérapie individuelle (analytique ou cognitivo-comportementale par exemple), thérapie de groupe, thérapie corporelle (méditation, relaxation, etc.). «L’idée est de comprendre que la nourriture n’est pas le problème en soi mais le relais d’un malaise plus profond, et donc d’aller chercher plus loin», explique la spécialiste.
Un parcours qu’a entrepris Maria: «Aujourd’hui, le problème est derrière moi. Mon poids s’est stabilisé autour de 60 kg, je ne me sens ni grosse ni trop mince. L’idée de prendre quelques kilos à Noël ou pendant les vacances était un drame, maintenant je l’intègre parfaitement, et mes kilos en trop fondent d’eux-mêmes. Ce qui m’a aidée? La psychothérapie, la méditation, mes lectures… J’ai surtout appris à écouter mon corps, mes besoins, et à lâcher prise.»