Anorexique ou boulimique? Non, entre les deux
Ni anorexiques ni boulimiques, certaines personnes souffrent néanmoins au jour le jour de leur alimentation. Obsédées par la minceur, elles enchaînent des périodes de privation et d’autres où elles se «lâchent» et se ruent sur la nourriture… ce qui les pousse à se restreindre de nouveau, et ainsi de suite. On dit de ces personnes, en grande majorité des femmes, qu’elles souffrent de troubles de conduites alimentaires atypiques (TCAA). Les spécialistes soupçonnent ces pathologies d’être très répandues dans la population. Mais elles ne doivent pas pour autant être prises à la légère, en raison des souffrances qu’elles engendrent, et parce qu’elles peuvent mener à des maladies graves.
Les troubles alimentaires atypiques sont reconnus comme une classe de pathologie à part entière depuis les années 1980. Elles se caractérisent par de très fortes préoccupations liées au poids et à l’apparence, pouvant tourner à l’obsession. Les symptômes, variables d’une personne à une autre, évoquent ceux de l’anorexie et de la boulimie, avec une alternance de régimes drastiques et de phases d’abus de nourriture. «Ces pathologies sont en revanche moins souvent accompagnées de conduites compensatoires, tels que des vomissements provoqués ou du sport à outrance, que dans les troubles alimentaires typiques», précise Sophie Vust, psychologue à l’Unité multidisciplinaire de santé des adolescents (UMSA) du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV) de Lausanne, auteur d’un livre sur le sujet (voir encadré). L’hyperphagie boulimique ou «Binge eating disorder», qui se définit par des épisodes de frénésie alimentaire sans pratiques de compensation, figure parmi les TCAA.
Plus répandus que la boulimie ou l’anorexie, les troubles alimentaires atypiques toucheraient au moins 5% des femmes, peut-être beaucoup plus. Ces maladies peuvent en effet passer inaperçues, car les personnes qui en souffrent ont pour la plupart un fonctionnement social normal. Et elles seraient nombreuses à ne pas consulter de médecin, soit parce qu’elles ont honte de leurs difficultés, soit parce qu’elles n’en ont pas conscience, considérant qu’il est «normal» de se faire beaucoup de soucis pour son poids.
Certaines classes d’âge, comme l’adolescence (voir encadré), et des professions telles que danseuse ou mannequin, sont associées à un risque accru de souffrir de ces troubles ; les hommes, en revanche, semblent peu concernés. «Mais il est aussi possible qu’ils n’osent pas en parler», nuance Sophie Vust.
Fragilité personnelle et pression sociale
Les personnes qui souffrent de TCAA ont en commun une faible estime d’elles-mêmes, fortement corrélée à leur apparence et au regard des autres. L’origine de leurs difficultés est souvent multifactorielle. «Par le passé, on a beaucoup culpabilisé les mères, tenues pour responsables de la pathologie de leur fille, mais aujourd’hui, il est reconnu que le contexte familial n’est qu’un facteur de déclenchement de ces pathologies », indique Sophie Vust. Une fragilité personnelle rentre aussi fréquemment en jeu, tout comme la pression de la société qui promeut l’image de femmes longilignes, voire filiformes. De plus, une fois le cycle des privations et des abus entamé, les patientes entrent dans un mécanisme de dépendance vis-à-vis de la nourriture et des comportements associés, ce qui explique pourquoi leur guérison est difficile.
Bien qu’ils se caractérisent par des symptômes moins marqués que les troubles alimentaires typiques, les TCAA entraînent chez les patientes une grande souffrance, souvent accompagnée de sentiments de honte et de culpabilité.
Une porte d’entrée à d’autres pathologies
«Il est important de faire comprendre aux enfants que leur valeur ne dépend pas de leur apparence»
Les troubles de conduites alimentaires atypiques peuvent aussi représenter une porte d’entrée vers des troubles plus dangereux. Environ 70% des patientes atteintes de TCAA guérissent, spontanément dans un petit nombre de cas, ou alors grâce à une thérapie. Mais chez les autres, les difficultés s’installent, parfois sur le long terme. «Or les troubles de l’alimentation typiques sont potentiellement mortels» rappelle Sophie Vust. Ainsi, la mortalité liée à l’anorexie est estimée de 2 à 7% des malades, selon les études. «Le dépistage des TCAA constitue donc un important enjeu de santé publique» insiste la psychologue.
Plusieurs types de prise en charge peuvent être proposés aux personnes souffrant de troubles alimentaires atypiques, en fonction de leur âge, de leurs souhaits et de leur état physique et psychologique. Une approche multiple, qui associe une réflexion sur les causes de la maladie à un travail centré sur les symptômes, donne souvent de bons résultats. Pour Sophie Vust, l’accent doit également être mis sur la prévention, notamment auprès des plus jeunes: «Il est important de faire comprendre aux enfants que leur valeur ne dépend pas de leur apparence», martèle la psychologue. Elle recommande aussi aux parents de ne pas s’affoler si leur enfant présente un léger surpoids: «Il y a de fortes chances pour que cela rentre dans l’ordre en grandissant, explique-telle, tandis qu’un contrôle trop strict de l’alimentation durant l’enfance peut mener à des excès à l’adolescence.»
En librairie
Si l’on parle souvent des troubles alimentaires dits typiques que sont la boulimie et l’anorexie, les troubles alimentaires atypiques restent quant à eux relativement peu étudiés, surtout dans la littérature francophone. Issu d’une thèse en psychologie, ce livre donne la parole à des jeunes femmes ayant souffert de ces troubles et qui, après avoir participé à un groupe thérapeutique, ont accepté de livrer leurs témoignages. Cet ouvrage se veut «passeur» et «rapporteur» de ce que vivent ces jeunes filles, ce vécu complexe que l’on ignore fondamentalement.
Quand l’alimentation pose problème… Ni anorexie ni boulimie: les troubles alimentaires atypiques, Sophie Vust, éditions Médecine et Hygiène, 2012.