«Ce sont de grands résilients»
Dans son bureau, parmi de nombreux témoignages de reconnaissance, une carte de vœux du Canada attire le regard. Comme chaque année, l’expéditeur est une sage-femme bosniaque. Dans les années 90, à plus de 50 ans, elle avait fui la guerre, la Bosnie et le fardeau trop lourd du viol par le gynécologue avec lequel elle travaillait depuis des années. Le chemin de son exil est passé par Genève. Elle n’a jamais oublié Sophie Durieux.
Quel est le rôle du Programme santé migrants (PSM) dans l’accueil des requérants?
5,7% des demandes d’asile déposées en Suisse sont attribuées à Genève. Soit environ 2300 requérants en 2015 et 1504 en 2016. Nous sommes leur premier vrai contact médical et la porte d’entrée vers le réseau de santé genevois. A leur arrivée, ces migrants bénéficient d’une évaluation infirmière systématique, qui permet de les orienter adéquatement dans le réseau de soins. Si une personne présente une pathologie grave non dépistée, une tuberculose par exemple, elle est envoyée aux urgences. De plus, grâce à cet entretien, les problèmes de santé mentale sont détectés de manière précoce.
Ensuite, sur mandat fédéral, le PSM réalise le rattrapage vaccinal, ainsi que des tests VIH. Mais sur une base volontaire, après un entretien. Ce dernier est d’ailleurs souvent mis à profit pour une mise à jour culturelle. Les migrants y apprennent par exemple qu’en Europe une tenue légère n’est pas synonyme de mœurs légères…
Fuyant des conflits ou la misère, ces personnes subissent les violences parfois extrêmes des parcours migratoires. Quels soins leur offrez-vous?
Près de 90% des demandeurs d’asile que nous suivons souffrent d’un trouble psychologique acquis. Souvent une dépression ou un syndrome de stress post-traumatique, dont la symptomatologie induit des flash-back des traumatismes vécus. Comme un film d’horreur impossible à arrêter. Ceux qui ont été torturés ou ont perdu en mer un enfant, un parent ou leur meilleur ami, nous disent souvent: «Aidez-moi à oublier». La pilule pour ça n’a pas encore été inventée, mais il existe des techniques pour trouver le bouton off. Ce long apprentissage commence par le simple fait de raconter leur histoire. Les cas les plus graves sont pris en charge par nos collègues psychiatres des HUG, l’unité interdisciplinaire de médecine et de prévention de la violence, ou orientés vers des spécialistes installés.
Entendre de telles histoires, jour après jour, ne doit pas être facile pour les collaborateurs du PSM. Comment gérez-vous cette difficulté ?
Personnellement, je me dis: ils ont vécu des atrocités dans leur pays, leur parcours migratoire a été une odyssée rocambolesque, parfois absolument terrible, mais ils sont là devant moi, debout. Ce sont de grands résilients! Cette façon de voir les choses m’aide énormément. J’utilise cette force que je trouve en eux comme un levier d’action thérapeutique. C’est souvent efficace.
Du côté des collaborateurs, tous à temps partiel –ce qui allège la tâche–, je cultive un esprit d’équipe fort. A midi, nous mangeons souvent ensemble: médecins, infirmières et secrétaires confondus.
Ces moments informels permettent de mieux se connaître, de développer un esprit de solidarité entre nous, de débriefer des situations complexes et de croiser nos visions.
Par ailleurs, nos patients expriment leur reconnaissance de manière manifeste. C’est gratifiant et ça aide à surmonter les moments émotionnellement plus difficiles.
Dans le cadre du réseau Santé pour tous, vous avez mis sur pied Ciné-diversité. De quoi s’agit-il?
L’objectif est de mettre en valeur la diversité des patients des HUG à travers la projection d’un film, suivi d’un débat. Ce programme, issu d’un partenariat avec les Cinémas du Grütli, rencontre un certain succès. Avec Patient, du slameur Grand corps malade, ou Timbuktu, qui a raflé sept Césars en 2015, nous avons fait salle comble.
Comment réagissez-vous au discours anti-migrants ambiant?
Chaque fois que je peux, y compris en dehors du travail, je le démonte en apportant ma vision de «terrain» de la réalité migratoire mondiale. A titre personnel, j’estime que l’asile est un droit fondamental, malmené dans de nombreux pays européens. Si, au cours d’une discussion avec des collègues ou d’un dîner entre amis, j’arrive à transmettre cette notion, j’ai le sentiment de faire, très modestement, progresser les droits de l’homme. Et alors je me dis: bon, aujourd’hui je ne me suis pas levée pour rien.
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Article repris du site pulsations.swiss