Un nouveau ligament dans le genou?
Dans leurs travaux menés sur 41 cadavres, les chirurgiens expliquent avoir enfin résolu une énigme datant de plus d’un siècle, en fournissant ce qu’ils considèrent être «la première description anatomique» du LAL. Une découverte qui divise le monde médical, mais qui pourrait cependant avoir des implications pour la prise en charge des ruptures du ligament croisé antérieur.
La structure décrite comme «un véritable ligament» par l’équipe du professeur Johan Bellemans, de l’Hôpital universitaire de Leuven, est source de discussion parmi les chirurgiens orthopédiques depuis la fin du XIXe siècle, 1879 précisément. A cette date, le chirurgien français Paul Segond décrit pour la première fois les signes cliniques associés à une rupture du ligament croisé antérieur (LCA). Il note également qu’une «bande nacrée, résistante et fibreuse, invariablement soumise à une grande tension lors de la rotation interne du genou», est fréquemment lésée lors de la rupture du LCA. Le médecin ne parle alors pas de ligament, mais laisse son nom à cette lésion encore aujourd’hui appelée «fracture de Segond».
Un siècle sous silence
Il faudra attendre presqu’un siècle pour qu’à la fin des années septante de nouvelles publications émergent autour de la fracture de Segond. Mais comme le soulignent les médecins belges dans leur article, le sujet ne semble pas passionner le corps médical, et les descriptions faites dans les publications restent «vagues», ce qui contribue à «maintenir la confusion sur l’anatomie et la fonction de cette structure».
Ce sont des observations de terrain qui ont décidé ces chirurgiens à entamer leur étude. «La persistance d’une instabilité antérolatérale du genou chez certains patients, après une chirurgie réparatrice du ligament croisé antérieur, nous a poussés à investiguer, explique Johan Bellemans. Nous voulions déterminer une bonne fois pour toutes la nature et le rôle fonctionnel de cette zone du genou.» Les médecins ont donc disséqué et analysé méticuleusement les articulations de 41 cadavres d’hommes et de femmes. Ils ont trouvé chez 40 d’entre eux «une structure ligamentaire bien distincte, reliant le fémur et le tibia», dont les points d’insertion distale et proximale étaient similaires dans toutes les articulations. Photos et schémas à l’appui, les médecins belges décrivent ce qu’il convient donc d’appeler le ligament antérolatéral du genou.
Comment expliquer qu’à l’époque des IRM et autres techniques de pointe en imagerie médicale un ligament de 4,5 centimètres soit passé inaperçu aussi longtemps? «Il ne faut pas oublier que lors d’une IRM du genou, le radiologue choisit l’angle qui est le plus favorable pour voir la lésion, une rupture du LCA par exemple, explique le professeur Bellemans. On ne voit bien finalement que ce que l’on cherche, même avec la meilleure IRM du monde!» Et l’orientation du LAL dans le genou le rend effectivement très difficile à observer avec les protocoles habituels d’imagerie du genou. Par ailleurs, le développement de la chirurgie par arthroscopie (c’est-à-dire sans incision complète), a aussi contribué à tenir cette structure ligamentaire loin du regard des chirurgiens. «Le LAL est très difficile à trouver si on ne sait pas où il est censé se trouver, insiste Johan Bellmans. Mais grâce à notre description précise il sera maintenant aisé pour les chirurgiens de travailler sur ce ligament.»
Des avis partagés
Les médecins belges expliquent avoir partagé les résultats de leur étude d’abord sous forme de vidéo sur «le Youtube des chirurgiens», et avoir réalisé un «vrai record d’audience». Le caractère novateur de leur découverte est pourtant remis en cause par certains chirurgiens orthopédiques. Une équipe de chirurgiens lyonnais, dirigée par le professeur Philippe Neyret, fait notamment valoir des travaux datant de 2011 où le ligament est présenté et décrit de manière anatomique et histologique. Les médecins français seraient d’ailleurs en cours d’expérimentation pour déterminer le rôle fonctionnel de ce ligament, qui reste encore inconnu. Quant aux perspectives cliniques, alors que les Belges pensent que leurs travaux pourraient amener des nouveautés dans les pratiques chirurgicales, les Français estiment que «les perspectives sont encore du domaine de l'hypothèse, et demandent confirmation.»
«Avant de conclure à la nécessité ou non de revoir nos pratiques en routine, il faut que des études prospectives soient conduites sur des populations de patients assez importantes», estime Olivier Siegrist, chirurgien orthopédique à l’hôpital de la Tour à Meyrin. Le praticien relève cependant que le phénomène de «déboîtement» (appelé ressaut), qui persiste chez certains patients après une chirurgie réparatrice du LCA, pourrait être lié à une lésion concomitante du LAL: «Pratiquer une réparation conjointe du LCA et du LAL pourrait alors donner de meilleurs résultats, notamment chez les patients qui présentent un fort ressaut». Une telle approche est en fait déjà pratiquée par plusieurs équipes françaises, depuis les années 1980. En plus de la réparation du LCA, le chirurgien ajoute alors un renfort dit «de Lemaire» en périphérie, dans la zone où les médecins belges ont localisé le LAL. Des observations empiriques ont mené au développement de cette méthode mais aucune étude n’a encore pu démontrer une efficacité réelle sur le taux de réussite des chirurgies réparatrices du LCA. «Même si les travaux de nos collègues belges n’ont pas de répercussions pratiques dans les années à venir, ils ont le mérite de faire émerger des pistes de réflexion et vont sans doute stimuler les recherches dans le domaine de la chirurgie orthopédique», conclut Olivier Siegrist.
Chaque année c’est par milliers que les victimes d’une rupture du ligament croisé antérieur se comptent. Et la saison des sports d’hiver est particulièrement dangereuse pour les ligaments du genou. «Dans le ski de haut niveau la rupture du ligament croisé est considérée comme banale», relève Olivier Bolliet, préparateur physique et enseignant à l’Université Lyon 1. Mais aujourd’hui, les athlètes professionnels bénéficient d’une prise en charge globale qui permet à ce type de lésion de ne plus être nécessairement compromettante pour une carrière.» Impliqués tant dans la prévention des blessures que dans la récupération post-traumatique, les préparateurs physiques pourraient trouver un intérêt dans l’étude du professeur Bellemans. «Nous voyons régulièrement des athlètes dont le LCA est rompu, mais qui ne subissent pas de chirurgie réparatrice et qui retrouvent néanmoins un niveau de pratique sportive élevé, explique Olivier Bolliet. On peut maintenant émettre l’hypothèse que chez eux le LAL n’a pas été rompu et joue un rôle majeur pour compenser l’absence de LCA. » Quel que soit son niveau de pratique, le meilleur moyen d’éviter une rupture ligamentaire est de ne pas débuter la saison de ski après une longue période d’abstinence sportive. «Les muscles des jambes sont bien entendu très importants, précise Olivier Bolliet. Mais ce qui est aussi très important pour protéger le genou c’est l’équilibre entre les muscles situés à l’avant (quadriceps) et à l’arrière (ischio-jambiers) de la cuisse.»