Une explosion de rage révèle des troubles psychiques
De quoi on parle?
Fin août, un avion qui reliait Miami à Paris a été détourné sur Boston. Motif: un Parisien de 61 ans a piqué une terrible crise de colère lorsque la passagère assise devant lui a incliné son siège. L’homme a dû être maîtrisé et menotté par un agent de sécurité. Dès l’atterrissage, il a été hospitalisé à sa demande.
La même semaine, un entrepreneur des Landes a été lui aussi emmené aux urgences psychiatriques après avoir démoli à la pelle mécanique la maison de l’un de ses clients avec qui il avait un différend.
La colère est un sentiment universel. Mais, mal maîtrisé, elle peut avoir des conséquences catastrophiques. Le cas du passager irascible qui a dû être déposé à Boston après une crise de rage n’est pas isolé. Avant lui, Jean-Luc Delarue avait mordu et giflé un steward alors qu’il volait entre Paris et Johannesburg. L’animateur mort en 2012 avait bu et pris divers médicaments pour conjurer sa peur de l’avion.
Les exemples de passagers débarqués après être sortis de leurs gonds sont assez nombreux. Ils montrent de façon spectaculaire que la spirale de la colère mène parfois à des actions démesurées. A partir de quand ces manifestations relèvent-elles du médical? Et s’agit-il de colère ou de crise de nerfs?
«Je parlerais plutôt de colère ou de «trouble explosif», explique le Dr Ariel Eytan, du service de psychiatrie générale des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Une personne en proie à une crise de nerfs peut se rouler par terre, mais elle ne manifeste pas forcément de l’agressivité. Alors que la colère est une émotion qui peut provoquer un comportement agressif.» Et c’est cette attitude qui pose problème. «Si l’agressivité est disproportionnée par rapport à l’élément déclencheur, on considère qu’elle est pathologique», poursuit le psychiatre.
Plus fréquents chez les hommes jeunes
Ces troubles explosifs sont plus fréquents chez les hommes jeunes et sont favorisés par la prise de substances psychotropes (alcool, drogues), par le stress, la fatigue et le confinement, c’est-à-dire quand on ne peut échapper à une situation, comme dans un avion ou encore coincé dans un bouchon en voiture. «Ces situations me font beaucoup penser à ce que les Américains appellent «road rage» (rage au volant), qui définit le comportement de conducteurs très agressifs et dangereux. Cette catégorie de colériques pathologiques a été très étudiée aux Etats-Unis, au point que les psychiatres ont songé à l’inclure dans la classification des maladies psychiatriques», remarque Ariel Eytan. Faudra-t-il un jour parler de «rage en avion»? Car même si les conditions de vol favorisent les explosions de rage, celles-ci sont dans tous les cas pathologiques.
Qu’est-ce qui distingue alors une personne qui se maîtrise d’une qui n’y parvient pas? «Certaines personnalités sont plus vulnérables aux émotions que d’autres; elles ont une sensibilité plus grande aux stimuli, internes (pensées, besoins physiologiques, sensations physiques) ou externes, et une plus grande réactivité. Elles réagissent donc plus vite et plus fort aux mêmes événements. De plus, elles ont de la peine à revenir à un état normal. A la suite d’une contrariété, ces personnes ne s’apaisent pas. Elles restent donc longtemps dans un état de vulnérabilité accrue face aux émotions», explique le Dr Paco Prada, psychiatre aux HUG et l’un des responsables du programme trouble de la régulation émotionnelle (TRE).
Par ce programme, le psychiatre essaie d’apprendre aux patients atteints de troubles psychiques divers (trouble de déficit de l’attention, hyperactivité ou personnalités borderline) et souvent en proie à des états émotionnels intenses et difficilement contrôlables à identifier leurs émotions et à les moduler. «Les émotions ont une raison d’être, explique-t-il. Si je ne les reconnais pas, ou mal, cela affecte ma capacité à savoir qui je suis. Si je les reconnais, elles racontent quelque chose de mon expérience et cela me conforte dans mon identité. Je peux mieux communiquer avec autrui.»
Trois types de colère
La colère a été moins étudiée que d’autres émotions telles l’anxiété ou la dépression.
On distingue toutefois trois catégories de comportements provoqués par la colère:
- Le comportement défensif qui se produit après une agression. Il s’agit d’une réaction de survie considérée comme normale.
- Le comportement agressif prémédité, que l’on voit à l’œuvre chez les prédateurs ou les psychopathes. Il est donc pathologique.
- La colère de type impulsif, impossible à maîtriser, qui se traduit par un passage à l’acte agressif sans commune mesure avec ce qui l’a provoquée, est considérée comme pathologique. La réaction du passager du vol Miami-Paris relève de cette catégorie.
Un sentiment d’incompréhension
Mais comment réagir face à des individus incapables de se contrôler, comme ce passager du vol Miami-Paris? «Ce monsieur s’est probablement senti incompris, bafoué, victime d’une injustice, analyse Paco Prada. Il a pu penser que la passagère devant lui ne l’avait pas pris en compte, avait allongé son siège sciemment. Il était peut-être plus vulnérable en raison de la fatigue, d’une contrariété, de douleurs, de la prise de médicaments ou de boisson. Il aurait donc fallu essayer de comprendre ce qui l’a mis dans cet état, marquer une certaine empathie et légitimer sa colère. En demandant par exemple: «Est-ce que je vous ai fait mal?» Il faut reconnaître que c’est très difficile, que ce n’est pas une attitude spontanée. Mais si on y arrive, il y a de grande chance que la personne s’excuse, explique les problèmes qui l’ont menée à se mettre dans cet état.»
Autrement dit, analysée à sa juste valeur, la colère peut être malgré tout bénéfique. C’est ce que pensait Aristote, qui qualifiait paradoxalement cette émotion violente de «plus douce que le miel». Mais faire l’éloge de la colère n’est pas faire celui du passage à l’acte. Nous pouvons avoir raison d’être en colère mais nous n’en sommes pas moins responsables de notre manière de l’exprimer. «La colère peut être utile si elle est bien utilisée, conclut Paco Prada. C’est un moteur essentiel de l’humanité sans lequel nous serions assez vulnérables. Elle sert à réagir vite, sans hésiter en cas de danger. Face à un tigre, mieux vaut agir que dialoguer. Mais dans notre monde policé, mieux vaut savoir la maîtriser.»
Pourquoi la colère annihile la raison
Sous l’empire de la colère, l’amygdale – le noyau primitif du cerveau – est fortement sollicitée alors que le cortex préfrontal, qui filtre les émotions et permet d’agir de manière proportionnée, est inhibé. Dans cet état, les réactions ont toutes les chances d’être basiques et de ne pas répondre aux normes sociales. L’individu en colère a aussi plus de peine à déchiffrer l’expression du visage qui lui fait face, à être capable de raisonner et, soumis à un stress intense, à se défaire de ses certitudes. Autant d’éléments qui ne facilitent pas le dialogue.