Sauf quand ça paralyse le quotidien, procrastiner a du bon
«Je dois absolument m’occuper de ce dossier. Je vais m’y mettre… après le repas!» «Il faut vraiment que je fasse le ménage. Je m’y mets… le week-end prochain!» Au travail comme dans la vie quotidienne, nous avons tendance à remettre à demain ce que l’on devrait faire le jour même.
Tout le monde est concerné, à des degrés divers, par ce que l’on nomme la procrastination. Surtout quand il s’agit de s’atteler à une tâche ennuyeuse et peu motivante ou quand nous sommes fatigués. Mais pour environ 15% des gens, ce comportement est presque pathologique, car il «diminue fortement la capacité de l’individu à atteindre ses objectifs dans la vie quotidienne», explique Paul Matusz, spécialiste en sciences cognitives travaillant au Laboratoire d’investigation neurophysiologique du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Étonnamment, la proportion de procrastinateurs dans la population est la même dans tous les pays où le phénomène a été étudié. Celui-ci n’est donc pas culturel. Pas non plus lié au degré d’anxiété des individus, les personnes les plus sujettes à la procrastination étant plutôt «celles qui ne sont pas très consciencieuses», note le chercheur. Et le fait d’avoir une date limite pour faire un job, de facto, n’y change rien.
Obligations vs plaisir
La procrastination résulte de la compétition, dans le cerveau, entre le cortex préfrontal et le système limbique. Le premier (qui, comme son nom l’indique, est situé derrière le front) «est une vaste région cérébrale qui garde en mémoire et manipule les nouvelles informations», explique Paul Matusz. Cette région est le siège de l’attention. Quant au système limbique, souvent appelé cerveau émotionnel, «il est lié au système de récompense», ce mécanisme qui nous pousse à rechercher les situations agréables ou qui nous donnent du plaisir et à éviter celles qui nous ennuient. «Imaginez une mère ou un père qui a de multiples obligations dans la matinée: faire les courses pour pouvoir ensuite préparer le repas, aller chercher les enfants à l’école, etc. D’un autre côté, cette personne vient de recevoir des DVD de Game of Thrones et meurt d’envie de les regarder.» Elle est tiraillée entre ses obligations et son désir de se plonger dans sa série préférée. Si le signal envoyé par le cortex préfrontal «n’est pas assez fort pour imposer à son cerveau de se concentrer sur ses tâches, le système limbique gagnera la bataille et la personne ira s’asseoir devant sa télé».
Duper son cerveau
Il est possible de lutter contre la procrastination mais, à cette fin, il faut duper son cerveau, comme le fait la technique Pomodoro (lire l’encadré). Elle consiste à fractionner sa besogne en tâches précises réalisables en un temps relativement court, afin de pouvoir maintenir actives des populations de neurones situées dans le cortex préfrontal. Puis, une fois achevée une tranche du travail, de s’accorder une courte pause. «Le gros avantage de cette technique, souligne Paul Matusz, c’est que l’on sait qu’après avoir accompli chaque portion de travail et rempli son objectif, on pourra se reposer et donc obtenir une récompense.»
Cette méthode n’est efficace que si on s’y astreint pour entraîner son cerveau à s’accoutumer à ce nouveau rythme. Ce mode de fonctionnement devient alors une habitude s’apparentant à un automatisme. «On sait que n’importe quel stimulus associé à une récompense produit ce qu’on appelle un réflexe de Pavlov.» De même que le chien de la célèbre expérience du physiologiste russe (habitué à entendre un bruit de clochette quand on lui donnait de la nourriture, il se mettait à saliver au simple tintement de la sonnette), notre cerveau est conditionné. Avec la technique Pomodoro, il associe la présence d’une minuterie à, d’un côté, l’obtention d’une récompense et, de l’autre, la nécessité de se concentrer.
Le vice transformé en vertu?
Mais faut-il vraiment chercher à lutter contre sa tendance à procrastiner? Dans notre monde ultraconnecté et régi par l’urgence et la performance, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour vanter les mérites de ce comportement. Et pour transformer ce vice en vertu, car la procrastination serait une forme de résistance au culte du productivisme. Sans aller jusque-là, Paul Matusz constate qu’actuellement, les tâches qui nous incombent sont complexes et qu’elles nous forcent à apprendre sans cesse de nouvelles choses. Or, souligne-t-il, le «cerveau a besoin d’un certain temps d’incubation pour pouvoir assimiler et réorganiser les nouvelles informations qu’il a reçues». Laissons-lui le temps de se poser et d’obtenir des récompenses, sans pour autant tout remettre à demain.
«Tomates» et minuteur pour lutter simplement contre la procrastination
Lorsqu’il était étudiant, à la fin des années 1980, l’Italien Francesco Cirillo (aujourd’hui développeur de logiciels) avait du mal à se concentrer sur ses révisions. Il a eu alors l’idée d’utiliser son minuteur de cuisine, un dispositif en forme de tomate, pour rythmer ses plages de travail. C’est ainsi qu’il a conçu la technique Pomodoro (tomate, en italien), qui permet d’optimiser la gestion de son temps de travail.
Le principe est très simple: il consiste à découper le travail à accomplir en petites tranches, des «tomates», qui doivent toujours être de la même durée. Par exemple: on se concentre sur le rapport que l’on doit rédiger pendant vingt-cinq minutes –durée moyenne pendant laquelle le cerveau peut se concentrer sur une activité– puis on fait une pause de trois à cinq minutes. Et on s’y remet. Au bout de quatre tranches de ce type, on s’accorde une interruption plus longue –entre un quart d’heure et une demi-heure. Si la tâche est compliquée, on la simplifie et on la fractionne en plus petites portions.
Bien sûr, on a beau chercher à se focaliser sur son ouvrage, des pensées parasites viennent souvent à l’esprit. Dans ce cas, il faut aussitôt les noter. «C’est un bon moyen de les oublier», dit Paul Matusz, spécialiste de sciences cognitives au Laboratoire d’investigation neurophysiologique du CHUV.
D’autres techniques fondées sur un principe analogue ont été mises au point, et on a même vu apparaître des applications «Pomodoro» pour smartphone. Toutefois, selon le chercheur, rien ne vaut le minuteur. «On l’entend décompter le temps et on le voit bouger. Il stimule donc plusieurs de nos sens, ce qui est, comme nos recherches l’ont montré, beaucoup plus efficace qu’un stimulus qui serait soit audio, soit visuel. En effet, notre cerveau intègre sans effort l’information multisensorielle qui, de ce fait, attire fortement notre attention.» En revanche, le seul fait de manipuler et de regarder son téléphone pour vérifier le temps écoulé est un élément de distraction. Sans compter que cela nous incite à nous disperser en allant consulter nos mails, nous connecter à Facebook ou Twitter, etc.
Pour que la méthode soit efficace, il faut l’utiliser régulièrement afin d’y habituer le cerveau, en l’entraînant comme un muscle. Certes, ce n’est pas la panacée, «mais je connais plusieurs personnes qui l’utilisent et qui trouvent que cela les aide», conclut Paul Matusz.
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Paru dans Le Matin Dimanche du 24/09/2017.