Mieux gérer ses émotions pour mieux vieillir?
L’enquête ne fait que commencer et elle s’avère passionnante. D’un côté, émotions négatives, anxiété et dépression qui viennent bouleverser nos neurones, de l’autre, la façon dont notre cerveau vieillit, sous l’influence du temps qui passe mais aussi, probablement, des turbulences émotionnelles qu’il gère en permanence. Voici le champ d’investigation d’une équipe de neuroscientifiques de l’Université de Genève (UNIGE). Ils viennent de publier dans la revue Nature Aging* un article sur l’activation du cerveau de personnes – âgées ou plus jeunes – lorsqu’elles visionnent des séquences montrant la souffrance d’autrui (lire plus loin). Cette recherche s’inscrit dans une vaste étude européenne, MEDIT-AGEING, visant à mieux comprendre le vieillissement neurologique et à évaluer l’impact d’interventions non pharmacologiques pour mieux vieillir.
Méditation de pleine conscience ou compassionnelle: décryptage express
Si la méditation a le vent en poupe, elle reste nimbée d’un certain mystère, surtout lorsqu’elle se décline en pratiques diverses. Zoom sur deux d’entre elles avec Françoise Jermann, psychologue-psychothérapeute aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
- Méditation de pleine conscience. Son but: s’ancrer dans ce qui se vit en soi dans l’instant, sans chercher à modifier quoi que ce soit. Être par exemple attentif à un rythme cardiaque accéléré, à une douleur ou à des pensées bouillonnantes avec la même distance que si l’on voyait passer des nuages dans le ciel.
- Méditation compassionnelle. Son but: cultiver la bienveillance envers soi-même et les autres. De nombreuses études ont prouvé les répercussions positives de cette pratique en termes de bien-être.
«Notre ambition est de décrypter ce qui se passe dans le cerveau suite à une émotion négative forte et d’évaluer son impact à court, moyen et long terme», résume Sebastian Baez Lugo, docteur en neurosciences, chercheur au Centre interfacultaire en sciences affectives (CISA) de l’UNIGE et premier auteur de l’article. Si plusieurs études ont montré ce qui se produit au moment de l’«impact» émotionnel dans le cerveau, la suite est beaucoup plus mystérieuse. Ce que l’on sait déjà? «Lors d’une vive émotion, une structure spécifique du cerveau, l’amygdale, s’active. Son rôle est d’informer d’autres zones cérébrales qu’il se passe quelque chose d’important. Parmi ses interlocuteurs de prédilection: le cortex cingulaire postérieur, impliqué dans la mémoire autobiographique et par ailleurs très impacté en cas de maladies neurodégénératives telles que la maladie d’Alzheimer», rappelle Olga Klimecki, docteure en psychologie, chercheuse au CISA de l’UNIGE, au Deutsches Zentrum für Neurodegenerative Erkrankungen (Allemagne) et co-investigatrice principale de l’étude MEDIT-AGEING.
Inertie émotionnelle
Or, si l’effervescence entre ces deux structures cérébrales perdure après l’émotion, elle serait exacerbée en cas d’anxiété, de dépression, mais également lorsque l’on avance en âge…
Pour le vérifier, l’équipe genevoisea suivi par IRM l’activité cérébrale de volontaires durant le visionnage de reportages montrant des personnes en détresse psychologique, suite à une catastrophe naturelle par exemple. Un questionnaire détaillé sur leurs pensées tout au long de l’expérience leur a ensuite été soumis. L’équipe a ainsi comparé un groupe de 27 personnes de plus de 65 ans et un groupe de 29 personnes d’environ 25 ans. L’expérience a été reproduite auprès des 127 personnes âgées impliquées dans le projet européen.
Résultatssans détour: «Chez les personnes âgées, les connexions neuronales entre amygdale et cortex cingulaire postérieursont restées actives bien plus longtemps, traduisant ce qu’on appelle une "inertie émotionnelle", soit le fait de rester "bloqué" dans l’émotion», dévoile Sebastian Baez Lugo. Et d’ajouter: «Ce phénomène a aussi été observé chez les volontaires ayant rapporté être restés en proie à la tristesse ou à l’anxiété suite aux images visionnées.»
Un ensemble de résultats à associer à un fait majeur: «On sait que la capacité à réguler rapidement les émotions dites négatives est bénéfique pour la santé mentale et qu’elle en est même un indicateur majeur», note Patrik Vuilleumier, professeur au Département des neurosciences fondamentales de la Faculté de médecine, au CISA de l’UNIGE et qui a codirigé ces travaux.
Afflue alors une multitude de questions: une trop grande activation du duo amygdale-cortex cingulaire postérieuraccentue-t-elle le vieillissement cérébral? Est-ce à l’inverse l’âge qui constitue un frein à l’apaisement des émotions? À quoi exposent caractère anxieux et état dépressif? Et finalement: apprendre à mieux gérer ses émotions pourrait-il être un levier pour mieux vieillir?
Modifications intrigantes
«Nous aboutirons sans doute à cette conclusion un jour, mais les investigations doivent se poursuivre pour démêler les mécanismes en jeu. Et ce d’autant plus que le vieillissement s’accompagne d’autres modifications intrigantes, comme le biais de positivité qui se développe avec l’âge et qui induit une tendance naturelle à voir davantage le positif d’une situation. Cela laisse entendre que plusieurs mécanismes complexes cohabitent», poursuit le Pr Vuilleumier.
La suite? «Deux nouveaux volets de l’étude sont en cours, indique Sebastian Baez Lugo. Le premier vise à analyser une série de marqueurs biologiques pour explorer le lien supposé entre inertie émotionnelle et apparition de démence. Le second: savoir s’il est possible de limiter ce risque par des mesures non médicamenteuses.»
Dans cette perspective, l’équipe genevoise a entrepris de suivre sur 18 mois le groupe de personnes âgées déjà impliqué pour évaluer les effets de deux entraînements distincts: la méditation – de pleine conscience ou compassionnelle (lire encadré) – et l’apprentissage d’une langue étrangère. L’idée: «Voir dans quelle mesure ces pratiques améliorent, directement ou indirectement, la régulation émotionnelleet la santé neurologique», précise Olga Klimecki. Nouveaux résultats à venir d’ici quelques mois.
Alerte émotion forte
Tendance naturelle à s’«enflammer» oucirconstance exceptionnelle: il n’est pas toujours facile de réfréner ses réactions pour viser la «régulation émotionnelle» conseillée par les experts et espérée par notre cerveau. Conseils d’apaisement en trois temps de Françoise Jermann, psychologue-psychothérapeute aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
- Observer ses sensations physiques. Le cœur qui s’accélère, les mains moites, les mâchoires serrées: autant d’éléments à «entendre» pour prendre conscience de ce qui se passe.
- Identifier l’émotion ressentie. Le fait de mettre des mots sur ce qui est vécu aide à faire ce pas de côté précieux pour s’apaiser.
- Imaginer quelques stratégies possibles. À réfléchir «à froid» ou au moment de l’émotion: se demander ce qui pourrait aider à calmer les émotions inondant le corps et les pensées plutôt qu’y plonger la tête la première. Coucher des mots sur le papier, respirer, marcher en plein air…
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* Baez-Lugo, S., Deza-Araujo, Y.I., Maradan, C.et al.Exposure to negative socio-emotional events induces sustained alteration of resting-state brain networks in older adults.Nat Aging3, 105-120 (2023).
Paru dans Le Matin Dimanche le 26/02/2023