Quand la musique l’emporte sur la douleur
Si vous ne pouvez pas venir à la musique, c’est la musique qui viendra à vous. Ainsi pourrait-on résumer l’action des Concerts du Cœur. Inspirée d’un concept créé au Royaume-Uni dans les années 1970 par le violoniste Yehudi Menuhin, l’association, déclinée en quatre entités cantonales, a un objectif simple: rendre le monde de la musique accessible au plus grand nombre, en particulier aux publics dits «empêchés». «La musique a une place très importante dans notre société. La maladie, le handicap ou l’âge ne sont pas des raisons valables pour que certaines personnes en soient privées», professe Laure Zaugg, violoncelliste et co-directrice artistique de l’association genevoise.
Ainsi présent dans plusieurs cantons romands, le projet est né en Valais en 2017. À Genève, l’association créée en 2021 collabore depuis deux ans avec les Hôpitaux universitaires de Genève (HUG), où elle est responsable d’une partie de la programmation musicale, avec une trentaine de concerts par an au sein de l’hôpital. Pour ce public aux souffrances multiples, parfois immobilisé, la musique se déplace dans les cafétérias, dans les couloirs et parfois même dans les chambres. «Pour les proches, ce sont aussi des moments importants, cela permet de passer du temps ensemble sans se parler, notamment car certaines personnes n’ont plus la parole. Parfois, pour les patientes et patients en soins palliatifs, notre concert est peut-être le dernier de leur vie. Nous sommes très touchés par cette fragilité», raconte Laure Zaugg.
Un bénéfice aussi pour les artistes
Contrairement à d’autres initiatives de ce type, les musiciennes et musiciens engagés ne sont pas bénévoles mais professionnels. Les groupes de musique sont sélectionnés sur audition, rémunérés pour chaque prestation et inscrits aux assurances sociales. Les musiciens et musiciennes bénéficient en outre de formations continues et de journées de mise en commun qui leur permettent de partager leurs expériences, créant ainsi une véritable communauté d’artistes.
Les Concerts du Cœur font bouger les codes de la musique, pour le public mais aussi pour les artistes engagés. Car jouer devant un public de personnes hospitalisées ou atteintes de démence n’a rien à voir avec un concert typique, comme l’explique Laure Zaugg: «En musique classique, les codes sont souvent très stricts: saluer, ne pas dire un mot, jouer et repartir. Ici nous encourageons les artistes à créer un lien avec le public, à parler d’eux-mêmes et de la musique qu’ils jouent. C’est une expérience agréable de se sentir proche du public et cela renforce aussi nos compétences. Aujourd’hui, cela me paraît étrange d’aller jouer dans des concerts sans échanger avec le public.»
La musique comme médicament
Du côté de l’association vaudoise, le Dr Jean-Pierre Randin, médecin à la retraite, membre du comité et lui-même chanteur d’oratorios, s’engage pour que la collaboration avec le milieu hospitalier s’installe. «La musique peut s’intégrer dans un véritable processus de soins. Elle a une puissance antalgique, contre la douleur physique mais aussi psychique, c’est largement prouvé. Pour moi qui pratique le chant choral, c’est un véritable débriefing émotionnel», confie-t-il.
En effet, les études confirmant les bienfaits de la musique sur le cerveau sont nombreuses, de même que celles démontrant son action sur la douleur. La prestation des Concerts du Cœur tiendrait donc autant de la santé publique que de la médiation culturelle. Une approche thérapeutique qu’il faudrait généraliser dans le domaine des soins? Selon le Dr Randin, l’idée doit encore faire son chemin, malgré le consensus scientifique. «Quand je pratiquais, cela ne m’aurait pas effleuré, parce qu’en tant que médecins, nous avons du mal à voir au-delà de notre pratique. Mais il faut faire connaître cette action au corps médical et dans les écoles de musique. J’espère que nous avons allumé une mèche et qu’il y aura bientôt un embrasement généralisé.»
Des moments magiques
Avec près de 350 concerts par an organisés en Suisse romande par les Concerts du Cœur, les beaux moments qui témoignent de la magie de la musique sont nombreux. Mary Catherine Rose, co-directrice artistique de l’association vaudoise, raconte que souvent, à la fin des concerts, les artistes jouent des chansons populaires ou traditionnelles suisses. «Nous travaillons avec beaucoup de personnes âgées atteintes de démence. Souvent, elles ne parlent plus, mais dès que nous commençons à jouer ces chansons, elles chantent toutes les paroles. Le personnel soignant est toujours très étonné.» Le Dr Jean-Pierre Randin, membre du comité de l’association vaudoise, se souvient d’un moment fort lorsqu’un concert itinérant est arrivé à l’étage des salles d’accouchement. «Une sage-femme a ouvert la porte d’une salle et un enfant est né avec les musiciens. Tout le monde a été touché par la musique, le bébé, ses parents. C’était miraculeux.» Et puis il y a ces mots prononcés par un patient lors d’un concert à l’Hôpital de la Tour, qui en disent plus long que toutes les études scientifiques: «C’est difficile d’être hospitalisé, mais ma gravité et ma pesanteur se sont dissoutes dans votre musique.»
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Paru dans Planète Santé magazine N° 53 – Juin 2024