Le poids des émotions sur nos souvenirs
État d’euphorie, de déprime, de frayeur, de colère sourde: dans leur gamme infinie de nuances, nos émotions ont le pouvoir d’anéantir ou de décupler nos souvenirs. Mais un fait demeure troublant: les émotions dites «négatives» (comme la peur, le dégoût, la tristesse) semblent avoir un impact plus important sur la vigueur de nos souvenirs que leurs pendants positifs (joie, surprise). Pour preuve, nous nous souvenons, pour la plupart d’entre nous, de l’endroit où nous nous trouvions lors de l’annonce du tsunami ayant dévasté la Thaïlande le 26 décembre 2004, de l’accident nucléaire de Fukushima le 11 mars 2011, ou de la fusillade, le 7 janvier 2015, à la rédaction du journal Charlie Hebdo… des dates liées a des tragédies. Beaucoup moins de souvenirs subsistent, a priori, des journées que nous vivions alors que venait au monde à quelques milliers de kilomètres de là un jeune prince ou qu’une star hollywoodienne se mariait sur une péniche vénitienne.
Émotions négatives
Ce constat semble partagé du côté des chercheurs. En effet, les neurosciences ont permis de déterminer que les signaux activés dans le cerveau lors d’émotions négatives avaient plus d’impact sur la mémorisation que ceux en jeu lors d’émotions positives. Dès lors, tout se passe comme si ces dernières nécessitaient davantage de temps et d’intensité pour influencer la fabrication de souvenirs.
La raison? Elle est encore obscure. Car, si les explications pourraient venir des neurosciences, elles se heurtent à une limite très concrète: la difficulté d’expérimenter en laboratoire le lien entre émotion et mémorisation. Jusqu’ici, la plupart des expériences ont été réalisées chez l’animal et ont porté sur la fabrication de souvenirs dans un contexte d’émotions négatives. Et pour cause: peur et déplaisir sont plus facilement provoqués et démontrables expérimentalement (réactions visibles telles que fuite, évitement ou immobilisation) chez un rat de laboratoire, que la joie ou l’allégresse!
Amygdale et hippocampe
L’impact des émotions –qu’elles soient négatives ou positives– sur la fabrication de nos souvenirs n’en demeure pas moins indéniable et considérable. Et cela ne doit rien au hasard. L’origine du phénomène se trouve dans les profondeurs du cerveau où l’un des centres majeurs du traitement des émotions, l’amygdale, s’enflamme au gré des circonstances à quelques encablures seulement de l’hippocampe, l’enregistreur de nos souvenirs. Or, les deux structures sont en connexion: quand l’une s’active, l’autre aussi. En fonction des circonstances et de fortes émotions, cette proximité explique aussi bien les «trous noirs» que des souvenirs trop marquants.
Souvenir flash
Dès lors, nous pouvons garder le souvenir d’instants de notre vie, pourtant complètement anodins, lorsqu’ils sont, par hasard, associés à un événement majeur et ayant suscité en nous une vive émotion. Ceux-ci peuvent relever de notre vie personnelle ou de la vie publique (catastrophe, célébration, élection, etc.). Les faits du quotidien qui coïncident avec cet événement marquant bénéficieront dès lors d’un traitement de faveur de notre mémoire a long terme. Ils se fixeront sous la forme de souvenirs, alors qu’ils auraient été balayés de notre mémoire en temps ordinaire. C’est ce qu’on appelle le «souvenir flash». A l’inverse, l’embrasement de l’amygdale lors d’une émotion très forte peut couper la voie à toute production de souvenir ou à la capacité de retrouver le fil de sa pensée. C’est le trou noir, l’absence de souvenirs sur l’instant.
Lors d’un événement intense, pourquoi la mémoire bascule-t-elle vers le trou noir ou vers un ancrage exagéré du souvenir? Les experts ne le savent pas encore avec précision. En revanche, ce qui a pu être montré est que, dans ces instants frappés de fortes émotions, ce sont les informations concrètes, perçues par nos sens, qui seront les plus épargnées. Ainsi, le ressenti du corps l’emportera souvent sur les mots prononcés ou entendus.
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Paru dans Générations, Hors-série «Tout savoir sur notre mémoire», Novembre 2016.