L’amnésie traumatique permet de survivre à l’inceste
En Suisse, une personne sur cinq est victime d’abus sexuels durant son enfance. Dans 80% des cas, l’agresseur est un membre de la famille. La vague #metooincest, qui déferle aujourd’hui sur les réseaux sociaux, met à jour ces expériences traumatiques, brisant le tabou de l’inceste. La littérature aussi s’empare de ce sujet douloureux, à l’instar de Camille Kouchner dans La familia Grande[1] où elle évoque les abus sexuels subis par son frère jumeau alors qu’ils étaient enfants. Très souvent, ces faits sont « passés sous silence » des années durant. Selon les chiffres de l’enquête « Impact des violences de l’enfance à l’âge adulte » (2015), réalisée par l’association française Mémoire traumatique et victimologie, 46% des victimes mineures ont présenté une période d’amnésie traumatique lorsque les violences subies ont été commises par un membre de la famille. Des années, voire des dizaines d’années, peuvent s’écouler avant que les souvenirs traumatiques ne refassent surface. Selon cette enquête, entre 6 et 20 ans dans 29% des cas, entre 21 et 40 ans dans 11% des cas et jusqu’à 40 ans voire plus dans 1% des cas. Après l’horreur donc, l’oubli. Plus l’enfant est jeune au moment des faits, plus le risque d’amnésie est grand, allant parfois jusqu’à une absence totale de souvenirs pour une période de vie. Le risque d’amnésie est d’autant plus grand que les abus ont eu lieu dans la sphère familiale et que le lien de confiance entre la victime et l’agresseur est étroit.
Le souvenir peut avoir été effacé quand bien même la victime s’en était ouverte à d’autres au moment du drame. C’est ce qu’a montré la psychologue américaine Linda Meyer Williams dans une étude sur les souvenirs des violences sexuelles subies durant l’enfance. En effet, 38% des femmes interrogées ne se souvenaient pas des abus qu’elles avaient pourtant rapportés dix-sept ans plus tôt…[2]
Un symptôme de l’état de stress post-traumatique
L’amnésie traumatique est un phénomène connu depuis longtemps. Elle a notamment été décrite chez les vétérans de la première guerre mondiale et les survivants des camps de concentration. À partir des années 1970, elle a été de plus en plus étudiée chez les femmes et les enfants ayant vécu des violences physiques et sexuelles. Cette amnésie se traduit par une incapacité totale ou partielle à se souvenir d’événements vécus. Conséquence des violences subies, elle est une stratégie de survie mise en place par la victime qui fait face à un stress extrême, qu’il soit unique ou répété dans le temps. «C’est une forme de protection contre un souvenir que le psychisme ne peut intégrer», note Eva Zimmermann, psychologue et codirectrice de l’Institut Romand de psychotraumatologie. Il faut dire que l’inceste touche à l’impossible. Parce qu’il existe un lien de confiance et d’amour entre la victime et son agresseur, de tels actes sèment le trouble dans l’esprit de la victime, où se mêlent honte, culpabilité, colère, etc. «L’abus de pouvoir sur l’enfant est massif car il est dans un lien de dépendance à l’adulte», souligne Grazia Ceschi, docteure en psychologie à l’Université de Genève et spécialiste en santé mentale post-traumatique.
Séquelle d’un traumatisme, ce type d’amnésie est l’un des symptômes possibles de l’état de stress post-traumatique. Il s’accompagne souvent de troubles dissociatifs. Confrontée à un stress ultime, la victime devient spectatrice d’une situation dont elle se déconnecte véritablement: «Mes patients racontent comme une absence, la sensation d’être détachés de leur corps, de l’observer à distance», décrit Eva Zimmermann.
La sidération
Trouver de l’aide
Toute personne ayant subi, du fait d’un acte de violence, une atteinte directe à son intégrité corporelle, sexuelle ou psychique, peut bénéficier d’une aide selon la loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions (LAVI), que l’auteur ait été ou non découvert ou que son comportement soit ou non fautif. Les Centres LAVI, présents dans chaque canton, apportent aux victimes une aide psychologique, juridique, sociale et matérielle.
Plus d’informations sur: www.aide-aux-victimes.ch/fr/ou-puis-je-trouver-de-laide/
La psychiatre Muriel Salmona, dans un article sur le sujet[3], explique que «des événements traumatiques majeurs peuvent avoir un effet de sidération du psychisme qui paralyse la victime, l’empêche de réagir de façon adaptée, et empêche son cortex cérébral de contrôler l’intensité de la réaction de stress et sa production d’adrénaline et de cortisol». Elle parle d’une véritable tempête émotionnelle, un «mécanisme qui fait disjoncter les circuits émotionnels et ceux de la mémoire», avec pour conséquence des troubles dissociatifs de la personnalité et de la mémoire, tels que l’amnésie traumatique. Malgré ces circonstances, le souvenir est bel et bien enregistré dans la mémoire, mais de manière fragmentée, lit-on encore dans cet article: «La mémoire sensorielle et émotionnelle de l’événement contenue dans l’amygdale cérébrale est isolée de l’hippocampe (une structure cérébrale qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans qui aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). Lors de la disjonction, l’hippocampe ne peut pas faire son travail d’encodage et de stockage de la mémoire, celle-ci reste dans l’amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique.» Les souvenirs traumatiques sont comme piégés hors du temps et de la conscience. Ils sont inaccessibles verbalement car ils appartiennent à la mémoire implicite, celle qui guide nos fonctionnements indépendamment de notre contrôle. Ils demeurent ainsi en arrière-plan, prêts à ressurgir de façon involontaire lorsqu’un quelconque stimulus de la vie quotidienne rappelle le traumatisme vécu.
Une souffrance psychique profonde
Cette stratégie de survie, aussi efficace soit-elle, a néanmoins un coût à long terme. Le trauma s’inscrit profondément chez les enfants concernés, alors qu’ils se trouvent en pleine construction identitaire. Marquées au fer rouge, les victimes vivent une souffrance psychique profonde, souvent mal définie et sans objet précis. Le trauma peut en effet s’exprimer au travers de symptômes très variés: cauchemars, agitation, nervosité, angoisses, troubles sexuels (vaginisme, dyspareunie, dégoût de la sexualité ou au contraire comportements très sexualisés), troubles obsessionnels compulsifs, phobies, troubles somatoformes (douleurs, problèmes de peau, etc.), dépendances, difficultés interpersonnelles, voire tentatives de suicide. C’est ce mal-être diffus qui pousse les patients à consulter. «La plupart du temps, les personnes viennent en thérapie pour d’autres raisons que leur traumatisme. Lorsqu’elles se souviennent de ce qu’elles ont vécu, elles ne font pas le lien avec leurs symptômes», relève Grazia Ceschi. Il est rare en effet que la psychothérapie soit le lieu du souvenir. Les médias (récits de victimes, faits divers, articles), en revanche, agissent comme des facteurs déclencheurs dans 54% des cas selon une étude[4] évoquée par Eva Zimmermann. La mort d’un parent et/ou de l’agresseur, le questionnement de son enfant ou le fait de revivre un abus de pouvoir peuvent aussi faire sauter les mécanismes de défense. «Le réveil du souvenir est alors comme un pan de mur qui s’écroule», décrit Grazia Ceschi. Cet effondrement, qui n’est pas forcément définitif, a souvent lieu lorsque la personne est en mesure d’y faire face: «Pour pouvoir entrer dans un tel processus, il faut se sentir en sécurité et en confiance», poursuit la psychologue. La récupération d’un souvenir traumatique nécessite en effet des techniques d’entretien psychologique non indicatives afin d’éviter la récupération d’un faux souvenir.
Vrai ou faux souvenir, retrouver la mémoire d’un inceste reste néanmoins une étape douloureuse. Dévoiler un tel secret expose la victime au rejet social et à la solitude d’un combat que la société peine à encadrer. Pourtant, une meilleure reconnaissance du traumatisme peut participer à la guérison. Malgré la prudence dont il faut malgré tout faire preuve face à ces sursauts de la mémoire des années après les faits, la libération de la parole des victimes d’abus à laquelle on assiste aujourd’hui questionne immanquablement la durée du délai de prescription pour ces crimes, mais aussi la mise en place de mesures de prévention efficaces pour les éviter. Grâce au courage des victimes, qui lèvent le voile sur leurs souvenirs enfouis, le débat social sur ces drames peut avancer.
Le chemin vers le mieux-être
Soigner un traumatisme causé par un inceste ou des abus sexuels est possible, même des années plus tard.
«Retrouver la mémoire est une étape difficile, mais elle marque le début de la fin de la souffrance», déclare Eva Zimmermann, psychologue et codirectrice de l’Institut Romand de psychotraumatologie. Pour regarder le dessous des cartes et affronter le souvenir douloureux, une prise en charge spécifique, avec un psychothérapeute spécialiste en psychotraumatologie, est à privilégier. Car après un inceste, «la thérapie s’apparente à un voyage à travers l’horreur», illustre Grazia Ceschi, docteure en psychologie à l’Université de Genève et experte en santé mentale post-traumatique. On peut toutefois intervenir avec succès, même quarante ans après les faits. La thérapie vise l’intégration du vécu traumatique dans l’histoire de la personne, avec une distanciation psychologique telle qu’elle existe pour tout souvenir.
Plusieurs méthodes à l’efficacité thérapeutique validée factuellement peuvent être envisagées. La thérapie d’exposition propose de revisiter le souvenir de l’inceste en détail. «Cette méthode est efficace, mais s’accompagne parfois d’une certaine résistance de la part des patients qui redoutent la confrontation avec les détails de leur traumatisme», observe Grazia Ceschi.
La rescénarisation en imagerie est, quant à elle, une technique plus douce qui vise à modifier les images mentales classiquement associées à l’événement traumatique (par exemple, les flash-back, les cauchemars). Dans le cas d’un traumatisme, celles-ci tendent à rester figées au moment de l’encodage des faits. Le but ici est, à l’aide d’exercices de visualisation, de modifier les croyances et les interprétations dysfonctionnelles associées aux souvenirs traumatiques afin de faire la part des choses entre les images mentales et la réalité, et de rescénariser le script encapsulé du traumatisme pour le revisualiser de manière plus structurante et positive.
Enfin, avec l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), il s’agit de réactiver le souvenir stocké de manière dysfonctionnelle et de le retraiter par le biais de stimulations sensorielles et d’un travail d’associations, pour qu’il devienne un souvenir comme un autre, neutre et libéré de sa charge émotionnelle. Cette thérapie est en général très bien tolérée si elle est appliquée avec les précautions nécessaires.
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Paru dans Le Matin Dimanche le 10/10/2021.
[1] Kouchner C. La familia Grande. Éd. Seuil, 2021.
[2] Williams L. M. Recall of childhood trauma: A prospective study of women's memories of child sexual abuse. Journal of Consulting and Clinical Psychology: 1994;62:1167-1176.
[3] Salmona M. «L’amnésie traumatique: un mécanisme dissociatif pour survivre», in Coutanceau R. et Damiani C. (dirs.). Victimologie, évaluation, traitement, résilience. Ed. Dunod, 2018.
[4] Elliott D.M. Traumatic events: Prevalence and delayed recall in the general population. Journal of Consulting and Clinical Psychology 1997;65:.811-820.