Des traumatismes qui pourraient être héréditaires
Une odeur, un visage, un bruit, un endroit… Tout ce qui rappelle de près ou de loin un événement à caractère traumatique est susceptible de raviver le souvenir douloureux chez sa victime. Une simple évocation et un cortège de réactions émotionnelles et neurovégétatives intenses (souffle court, mains moites, transpiration, cœur qui s’emballe) se déclenche, auquel s’associent des sentiments de détresse et d’horreur.
Quel chemin les événements à fort impact émotionnel empruntent-ils dans notre cerveau pour imprimer ainsi notre mémoire? Une récente étude, publiée dans la revue scientifique Nature, donne un début de réponse. Pour la première fois, des chercheurs de l’Université de Porto Rico ont observé, chez le rat, que le rappel du souvenir traumatique empruntait des circuits cérébraux différents et plus complexes que ceux d’un souvenir standard.
Le souvenir «ordinaire»
La construction d’un souvenir «ordinaire» se fait grâce à l’activation de toutes les modalités sensorielles (visuelles, olfactives, auditives, etc.) et à la formation de nouvelles synapses (points de jonction entre les neurones). Or, «seule une partie de ces synapses sera conservée, le cerveau opérant une forme de sélection naturelle des souvenirs», résume le professeur Giovanni Frisoni, responsable de la Consultation mémoire au Service de gériatrie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Des autoroutes de la mémoire différentes
Le rappel d’un souvenir «simple» passe par une structure clé du cerveau, l’hippocampe, et transite ensuite par l’amygdale, qui l’associe à une émotion particulière, puis par le thalamus. Mais, comme le met en évidence cette recherche, les circuits de la mémoire empruntés ici ne sont pas les mêmes que lorsqu’il s’agit d’un souvenir traumatique. Ce qui expliquerait cet excès de mémoire. En effet, la réactivation d’un souvenir douloureux et envahissant passe par le cortex préfrontal (qui contrôle les émotions), puis par l’amygdale et le thalamus, structure impliquée dans le transfert et le filtrage des informations sensitives et sensorielles. Un souvenir traumatique est un souvenir spécialement saillant, comme s’il se produisait un codage excessif des souvenirs.
Normalement, l’empreinte du souvenir se modifie avec le temps dans le cerveau et va progressivement s’effacer ou se consolider. Dans le cas d’un syndrome de stress post-traumatique (PTSD), l’effacement n’a pas lieu; au contraire, le souvenir se consolide. Le passage par le thalamus semble la clé de ce phénomène d’enkystage. Lors d’un syndrome de stress post-traumatique, le souvenir continue d’être associé à un sentiment de détresse, accompagné des réactions physiques et viscérales de la peur. «L’explication qui fait consensus est que des situations a priori anodines vécues par la personne peuvent contenir des éléments qui lui rappellent certains souvenirs enkystés du trauma. Ces éléments anodins associés au trauma auront alors la capacité de déclencher une hyperactivité de l’amygdale responsable justement de la reviviscence des émotions d’angoisse et du sentiment de détresse», explique le professeur Pierre Marquet, psychiatre responsable de l’Unité de recherche Imagerie et plasticité au Centre des neurosciences psychiatriques du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV).
Et dans les gènes?
Il semblerait, par ailleurs, que les traumatismes soient capables de s’imprimer en nous plus profondément, jusqu’à modifier la transcription de nos gènes. En effet, toute exposition à un stress, physique ou psychologique, entraîne une série de réponses immédiates. Or, nos gènes y participent directement par la production de protéines et de l’hormone cortisol, notamment. «Dans le cas d’un stress important, explique Ariane Giacobino, généticienne aux HUG, les gènes impliqués subissent des modifications chimiques qu’on appelle "méthylations génétiques". Réversibles, ces modifications touchent uniquement la lecture des gènes, en l’empêchant ou en l’activant, et non la séquence génétique elle-même qui, elle, reste intacte.» Toutefois, ces marques pourraient devenir permanentes. C’est ce que tendent à démontrer des études menées sur des vétérans américains. La méthylation génétique en serait la signature.
Transmission aux générations suivantes?
Plus étonnant, ces méthylations génétiques pourraient se transmettre aux générations suivantes. «En suivant la descendance des victimes de traumatismes, on remarque qu’elle présente des symptômes semblables à ceux de ses parents, alors même qu’elle n’a rien vécu de traumatisant. Ces enfants sont plus déprimés, plus anxieux et risquent davantage de développer un trouble psychiatrique», affirme Nader Perroud, psychiatre aux HUG.
Des traces de ces méthylations pourraient persister jusqu’à trois, voire quatre générations, chez les souris du moins, en raison d’un problème lors de leur effacement, qui a normalement lieu durant le développement embryonnaire précoce. Comme si certaines régions du génome présentaient une «résistance» à l’effacement.
Un autre exemple est celui de femmes ayant subi des restrictions alimentaires durant une période de famine à la fin de la Seconde Guerre mondiale en Hollande. Les enfants conçus à cette période ont montré, plus tard, davantage de troubles psychiatriques que les autres ainsi que des troubles métaboliques (type obésité, diabète, hypertension). Pour Ariane Giacobino, des mesures de méthylations de certains gènes lies au métabolisme ont bien montré des modifications chez ces personnes, ce qui soutient l’hypothèse d’une «programmation» épigénétique. La généticienne mentionne également une étude fameuse de 2014 ayant travaillé sur l’impact du traumatisme (PTSD) parental chez les descendants des survivants de l’Holocauste. Des modifications épigénétiques dans un gène lié à la réactivité au stress chez ces descendants ont été observées.
Un autre facteur important récemment découvert est l’interaction du génome et de ses variations propres à chaque individu avec les marques épigénétiques. Autrement dit, il semblerait que les individus soient inégaux face à un même facteur environnemental délétère. On aurait ainsi tous une «vulnérabilité» épigénétique différente.
Pour Denis Duboule, généticien, professeur a l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) et a l’Université de Genève, la transmission des méthylations épigénétiques reste controversée: «A chaque nouvelle génération, les gènes sont "nettoyés". Ils passent par une déprogrammation qui efface les méthylations, par nature réversibles. Les réponses au stress sont faites pour être effacées. Sinon, on ne pourrait pas vivre! Aussi, à part chez les plantes, il n’y a, pour l’instant, aucune évidence convaincante quant à la transmission héréditaire des caractères acquis.» Le généticien soulève également la difficulté d’identifier génétiquement ces méthylations, qui sont très mouvantes. «En cas de stress, des millions de tissus et de noyaux sont touchés. On ne sait pas où regarder!»
La possible transmission des traumatismes aux générations suivantes, bien qu’elle ne soit pas tranchée, pose la passionnante question de l’auto-détermination et de l’origine des souffrances psychiques. Mais le rôle des facteurs génétiques par rapport aux facteurs culturels, psychologiques ou d’éducation, demeure très difficile à évaluer. De même, l’impact de la transmission –explicite (par des récits) et implicite (par des comportements)– des expériences douloureuses à son entourage reste insaisissable.
La mémoire dans les gènes
Le point de vue du professeur Giovanni Frisoni, neurologue, spécialiste de la Consultation de la mémoire aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
Que pensez-vous de la possible transmission des traumatismes d’une génération à l’autre?
Le débat actuel entre épigénétique et génétique remonte a celui entre Lamarck et Darwin. Or, toute la science, aujourd’hui, est fondée sur la théorie de la sélection naturelle. Selon Darwin en effet, seuls les individus les plus adaptés survivent, tandis que les autres s’éteignent. Chaque génération est différente et les changements liés à l’environnement ne se transmettent pas.
Or, l’épigénétique montre justement l’influence que peut avoir l’environnement sur les gènes. N’y a-t-il pas là une contradiction?
La plupart des changements épigénétiques s’effacent au moment de la gamétogenèse et ne se transmettent pas de génération en génération. Seul un très faible pourcentage de ces modifications, liées a des mécanismes biologiques de base (métabolisme énergétique et du glucose, sensibilité aux substances toxiques comme la nicotine, métabolisme du cortisol) restent et peuvent se transmettre, mais dans certaines conditions strictes. Tout ce qui a trait à la transmission des comportements ne repose, en revanche, que sur des spéculations.
Par la «transmission des comportements», qu’entendez-vous?
Il est très fréquent que des patients présentant des troubles du comportement (psychose, schizophrénie) aient des parents touchés par ce genre de troubles. Cela est lié non pas à des mécanismes épigénétiques, mais bien à de la génétique. Une certaine vulnérabilité génétique se transmet dans ce cas. La mémoire d’une expérience ou d’un événement se transmet, quant à elle, par oral et par écrit.
Que sait-on de la mémoire dans nos gènes?
La capacité à avoir une bonne ou une moins bonne mémoire se transmet génétiquement, certes. Mais il n’y a pas un seul gène de la mémoire et il n’y a pas de transmission autogénique dominante de cet aspect de notre personnalité, comme c’est le cas pour la couleur des yeux ou des cheveux. En revanche, il existe un gène associé à une plus faible performance de la mémoire et à une augmentation du risque de développer certaines formes de la maladie d’Alzheimer. Mais il ne s’agit pas d’une hérédité franche, seulement d’un risque et d’une susceptibilité.
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Paru dans Générations, Hors-série «Tout savoir sur notre mémoire», Novembre 2016.