Les djihadistes tuent-ils sous l’effet d’une amphétamine?
De quoi on parle?
Quelques jours après les attaques terroristes perpétrées à Paris le mois dernier, l’utilisation de drogues par les djihadistes a été évoquée. Selon des médias français, des seringues auraient été retrouvées dans des logements occupés par certains des tueurs. Elles auraient pu servir notamment à l’injection de captagon, un dérivé d’amphétamine, qui serait largement utilisé dans les camps djihadistes. Cette molécule était utilisée dans les années 1970 en Europe à des fins thérapeutiques.
Des seringues. Selon l’hebdomadaire français Le Point, c’est ce qu’auraient découvert les policiers chargés de perquisitionner les «planques» du djihadiste Salah Abdeslam, seul terroriste à avoir survécu après les attentats de Paris et toujours en fuite. Un détail démenti ensuite par une source judiciaire, selon le magazine L’Express, mais qui a suffi à faire émerger très rapidement l’hypothèse de l’utilisation de drogues par les combattants de l’Etat islamique (EI) qui ont semé la mort ce 13 novembre.
Les résultats des analyses toxicologiques réalisées sur les corps des djihadistes par le laboratoire de la police scientifique de Lyon ne sont pas encore connus. Mais l’autopsie de Seifeddine Rezgui, responsable de la tuerie commise à Sousse (Tunisie) en juillet dernier, aurait bien mis en évidence des traces de captagon dans le sang. A l’instar des tueurs de Paris, il avait été décrit par des témoins comme particulièrement serein, ne montrant aucun signe d’hésitation, même au moment de se faire abattre par la police.
Prescrit dans les années 1970
«Ce que l’on appelle le captagon est de la fénétylline, un psychotrope composé d’un noyau d’amphétamine associé à une autre molécule, la théophylline, explique Pierre Esseiva, professeur à l’Institut de police scientifique de l’Université de Lausanne (UNIL). Ce n’est pas une nouvelle drogue de synthèse mais un «vieux» produit, puisqu’on le connaît depuis les années 1970.»
A l’époque, la molécule faisait partie de la pharmacopée légale et était prescrite pour des indications telles que la narcolepsie, les troubles de l’attention et la perte de poids. Le captagon, censé être moins fort que les autres amphétamines, a aussi été populaire dans le milieu étudiant pour un usage festif mais aussi dopant durant les périodes d’examens. Comme toutes les amphétamines, le captagon a des effets stimulants majeurs, et permet de repousser ses limites en s’affranchissant des besoins physiologiques de base (sommeil, faim, soif). «Le produit a cependant été retiré du marché en raison de ses effets secondaires importants», explique le professeur Barbara Broers, médecin adjoint à l’unité des dépendances des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Parmi eux, troubles du rythme cardiaque, hypertension, perte de poids et états dépressifs parfois sévères. «Comme beaucoup de drogues, les amphétamines entraînent un phénomène de «redescente» qui peut être assez dur à supporter, explique Martial Saugy, professeur associé au Laboratoire suisse d’analyse du dopage (LAD) de l’UNIL. Et l’action des amphétamines n’étant que de quelques heures au maximum, les consommateurs sont amenés à en consommer régulièrement pour échapper à ces symptômes.»
Les amphétamines, des dopants historiques
Si les amphétamines se sont rapidement imposées dans la pharmacopée militaire grâce à leurs effets stimulants, elles ont aussi eu une place importante dans le dopage sportif. «Les amphétamines sont un produit dopant historique, explique Martial Saugy, du Laboratoire suisse d’analyse du dopage (LAD). Elles sont même à l’origine de l’organisation de la lutte antidopage.» C’est en effet pour stopper une utilisation croissante dans le monde sportif que les premiers tests de dépistage ont été mis au point, en 1972, lors des Jeux olympiques de Munich. «Cinq ans plus tôt, Tom Simpson, célèbre cycliste britannique, était mort lors du Tour de France totalement déshydraté au sommet du Ventoux. Il était alors de notoriété publique qu’il consommait régulièrement des amphétamines.»
Ces molécules permettent de mieux supporter des entraînements intenses mais elles ont aussi un effet direct sur la performance. «Elles sont particulièrement prisées dans les sports «multisprint», comme le foot américain. Mais les sports d’endurance, en premier lieu le cyclisme, ont aussi été concernés», reprend Martial Saugy.
Aujourd’hui les amphétamines sont moins courantes dans le sport de haut niveau, car très facilement détectables. «Il est très facile de s’en procurer sur Internet, et on peut donc craindre que les sportifs amateurs y aient, eux, encore recours», conclut Martial Saugy.
Si la prise régulière d’amphétamines ne conduit pas systématiquement à une dépendance, elle peut en revanche mener à des décompensations psychotiques ou des hallucinations. «Difficile cependant de déterminer si cela est un effet de la substance ou du manque de sommeil accumulé», précise Barbara Broers.
Les experts sont perplexes
Supporter le manque de sommeil, la faim, la soif, la douleur: autant d’effets qui ont justifié l’usage militaire des amphétamines dans la première partie du XXe siècle. «La classe des amphétamines a été mise au point à la fin des années 1920, rappelle Marc Augsburger, toxicologue forensique à l’UNIL. Les soldats de la Seconde Guerre mondiale en consommaient déjà.» Loin des fronts européens, les kamikazes japonais y auraient aussi eu recours. Puis plus tard, ce sont les GI américains qui en ont utilisé durant la Guerre de Corée.
On détecte la drogue dans le sang, les cheveux et l’urine
Les terroristes qui ont perpétré les attentats parisiens étaient-ils sous l’effet de drogues ou non? Seules les analyses médico-légales pourront le dire. Mais est-il possible de mener à bien des analyses toxicologiques alors que les tueurs se sont fait exploser et que leurs corps sont en grande partie déchiquetés? Selon Marc Augsburger, toxicologue forensique au Centre universitaire romand de médecine légale, les techniques actuelles devraient surmonter cet obstacle. Elles permettent de travailler sur de très petits volumes de liquides biologiques, un demi-millilitre peut suffire. «Dans l’urine, il y a des traces des consommations des deux ou trois derniers jours, et dans les cheveux celles des dernières semaines. Mais pour déterminer si le sujet était sous l’emprise d’une substance au moment du passage à l’acte, il est impératif d’obtenir des échantillons de sang.»
Le captagon est aujourd’hui principalement synthétisé au Moyen-Orient. On le soupçonne de servir à financer en partie l’EI. Cette «potion magique des djihadistes», comme on l’appelle aussi, est-elle un élément clé des forfaits perpétrés par les hommes du Califat? La question taraude l’opinion publique mais laisse perplexe les experts, qui tous soulignent le danger de faire un lien entre ces crimes et la prise de psychotropes. «C’est un très mauvais signal à envoyer, insiste Barbara Broers. Cela renforce les images négatives sur les substances psychoactives de manière injustifiée.» Et de souligner que l’immense majorité de ceux qui ont consommé du captagon depuis quarante ans n’ont pas pris les armes.
Adam Lankford, professeur de justice criminelle à l’Université d’Alabama, étudie les profils psychologiques des tueurs de masse. Il rappelle combien, après de tels actes, il convient de rester prudent: «Il sera très difficile de déterminer si les auteurs des attentats parisiens étaient dépressifs ou suicidaires tant que les détails de leur vie n’auront pas été rassemblés.» L’expert souligne qu’il a fallu des années pour obtenir des renseignements cruciaux sur les terroristes du 11 septembre 2001. «Et encore aujourd’hui, beaucoup de choses restent inconnues ou incomplètes.»