Psychiatrie: quand la parole se digitalise
Ce qui semble être une timidité face au monde du digital n’est peut-être en réalité qu’un délai dans la rencontre entre la psychiatrie et la technologie. En effet, la psychiatrie est née non pas à distance des technologies mais au travers de ces dernières. C’est au début du 19e siècle, et grâce au travail de J. C. Reil, qu’apparaît pour la première fois le terme «psychiatrie» dans le monde médical[1]. Le soin psychique commence à émerger comme un soin neurologique nécessitant que ses acteurs, neurologues et neurochirurgiens, s’y intéressent. L’on met déjà à l’époque la technologie inventée et utilisée en neurochirurgie au service de la psychiatrie. Durant le 20e siècle, la psychiatrie va cependant moins tirer profit des avancées technologiques, alors que d’autres domaines de la médecine s’en abreuvent. Plus que par crainte, c’est surtout parce que les outils de la psychiatrie sont simples. Ils ne sont pas substitués par les progrès technologiques avant la fin du 20e siècle. Là où les avancées de la robotique ont permis de soulager les soignants dans d’autres spécialités, la psychiatrie est restée en attente. La consultation psychiatrique se déroulant lors d’une rencontre entre deux individus, une technologie ne permettant pas de reproduire ou d’améliorer cette dernière ne lui est pas utile.
Ainsi, c’est depuis les années 1960 que l’on commence à discuter de la possibilité d’autres moyens de rencontre que celui du présentiel, à savoir la visioconférence[2]. Les technologies progressent et permettent alors un transfert d’informations suffisant (d’image et de son), pouvant recréer ce qui se produit lors des consultations en psychiatrie[3].
Grâce à cette évolution, la télépsychiatrie se dessine avec plus de précision, se focalisant en partie sur la consultation à distance. C’est là un changement prépondérant dans l’utilisation de la télémédecine dans ce domaine puisqu’elle semble enfin pouvoir reproduire virtuellement ce qu’est une rencontre entre patient et soignant.
Nouveaux types de soins, nouveaux bénéfices
Durant ces dernières décennies, et particulièrement en 2020[4], la psychiatrie a donc exploité plus directement la technologie et l’a façonnée à son image. De nouveaux outils sont aujourd’hui à disposition des soignants et des acteurs en santé mentale. Ces outils ont un impact sur plusieurs temporalités de soins: le temps sans le soignant, la consultation et le temps sans patient.
Le temps passé entre les consultations, sans le soignant, est resté pendant longtemps une observation subjective venant du récit des patients. Il est aujourd’hui possible de suivre et de «monitorer» l’activité d’individus souffrant de troubles psychiatriques. Grâce à des outils d’actimétrie (dispositifs mesurant le mouvement), la mesure de modifications de l’activité des patients, de leur sommeil et de leur quotidien est possible, permettant une intervention du thérapeute en amont d’une potentielle rechute[5].
De plus, la consultation en santé mentale s’est vue offrir un nouveau champ d’intervention grâce aux nouvelles technologies (applications mobiles, réalité virtuelle, big data, intelligence artificielle, etc.). Mais finalement, c’est surtout grâce aux visioconférences qu’un nouvel «espace» a pu être utilisé. Dans un pays comme la Suisse, il est aisé de passer à côté de l’avantage principal de la télépsychiatrie. Entre Genève et Zurich, se bataillant la première place pour la ville avec le plus de psychiatres et psychologues par habitant au monde, le pays ne semble pas souffrir à première vue du manque d’accessibilité aux soins psychiatriques. Or c’est bien l’avantage premier que nous offre aujourd’hui la technologie. En rendant possible une consultation à distance, elle permet aux patients de bénéficier de soins malgré les séparations géographiques.
La psychiatrie par visioconférence est donc faisable, mais est-elle efficace? Et si elle l’est, pour qui? Pour les individus? Pour les soignants? Pour la société dans sa globalité? Efficace pour quoi, pour quelle pratique? Il paraît évident que pour répondre à cela, il faut pouvoir considérer son efficacité à différents niveaux. Cette question a été le sujet ces dernières années de plusieurs travaux qui ont répondu en partie à ces interrogations.
Ainsi, la télépsychiatrie a montré son efficacité dans plusieurs domaines, que ce soit pour une simple évaluation, la pose d’un diagnostic ou pour différents types de populations (adultes, jeunes et personnes âgées). Elle s’est également montrée efficace dans diverses formes de consultations, que ce soit en urgence ou en soin de premier recours[6].
Concernant la psychothérapie, souvent au cœur des soins, l’approche cognitivo-comportementale a montré une efficacité par visioconférence[7]. Quant à l’approche analytique, de nombreuses opportunités sont apparues grâce à la visioconférence mais la question n’a pas encore été assez étudiée pour pouvoir attester de son efficacité dans sa globalité[8].
L’alliance thérapeutique, essentielle dans le soin psychique, a également été questionnée. Et là aussi, l’analyse des consultations en télépsychiatrie a permis de prouver qu’une visioconférence permet une alliance thérapeutique entre soignant et patient adéquate pour les soins[9].
Finalement, parce que les soignants le restent même en l’absence des patients, il convient également de penser ce qu’a pu apporter la technologie dans son intégralité. Bien que moins spécifique à la psychiatrie, le développement de la télémédecine a également donné lieu à des améliorations du quotidien des professionnels de la santé. En permettant des contacts plus rapides et en limitant les distances, la télémédecine permet un gain de temps non négligeable. Elle offre également plus d’opportunités pour des rencontres pluridisciplinaires. Moins limités par le temps et les distances, les intervenants d’un système de soin se rencontrent ainsi plus facilement[10]. Un avantage dont les patients bénéficient directement lorsque leurs situations sont discutées entre spécialistes. De plus, un bénéfice indirect et non négligeable est également apporté à la population par la technologie: en améliorant la productivité du temps investi dans la recherche. Cette dernière nécessite souvent des rencontres et des longues discussions qui sont aujourd’hui facilitées par l’accessibilité proposée par les visioconférences. Les avancées dans la compréhension même de la science sont donc plus rapides et semblent ainsi plus efficientes.
Un avenir oui, mais pas sans limites
De nombreuses limites et craintes sont encore présentes dans l’application des soins en télépsychiatrie[11]. Même si elles sont peu à peu effacées par des outils mieux étudiés et plus connus des soignants, certaines limites sont toujours d’actualité. Sans en faire une liste exhaustive, en voici quelques-unes[12]: difficulté d’utiliser le silence en thérapie, augmentation des difficultés à l’interprétation du non-verbal, limitations dans l’observation des effets secondaires des traitements, etc.
La question du respect de la vie privée et des données des patients est également fondamentale. La protection de ces dernières nécessite un investissement et une mise en place parfois plus complexes que le seul silence d’un thérapeute, empêchant parfois soignants et patients d’avoir recours à la télépsychiatrie.
La télépsychiatrie, remplaçant ou complément?
Aujourd’hui, la télépsychiatrie est résolument efficace dans bien des domaines et apporte des avantages non négligeables. Il faut cependant être attentif à ne pas mal interpréter les résultats à ce sujet. En effet, l’efficacité de la prise en charge psychiatrique par télémédecine a été démontrée à plusieurs niveaux. Cependant, qu’en est-il lorsqu’elle est directement comparée à celle en présentiel? Ici, la réponse est encore floue, suggérant une supériorité de la rencontre en face-à-face comparée à celle proposée par la télémédecine, et ce malgré l’efficacité démontrée de cette dernière[13].
Ainsi, plus qu’un remplaçant, elle doit avant tout être identifiée comme un outil soulageant patients et soignants. Sans être applicable à tout le monde, elle peut être utilisée en fonction des personnes. Finalement, elle se présente plus comme un dispositif complémentaire à la pratique au quotidien et, comme tout outil, doit être adaptée au sujet sur lequel elle fait effet.
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Paru dans Esprit(S), la revue de Pro Mente Sana, Mai 2021.
[1] Bahşi, Adanir, et Karatepe, «Johann Christian Reil (1759-1813) Who First Described the Insula».
[2] Hilty et al., «Clinical and Educational Telepsychiatry Applications».
[3] Tang et Helmeste, «Digital Psychiatry».
[4] Di Carlo et al., «Telepsychiatry and Other Cutting-Edge Technologies in COVID-19 Pandemic».
[5] Geoffroy et al., «Sleep in Patients with Remitted Bipolar Disorders».
[6] Hilty et al., «The Effectiveness of Telemental Health».
[7] Backhaus et al., «Videoconferencing Psychotherapy».
[8] Ehrlich, «Teleanalysis»; Svenson, «Teleanalytic Therapy in the Era of Covid-19».
[9] Norwood et al., «Working Alliance and Outcome Effectiveness in Videoconferencing Psychotherapy».
[10] Aghdam, Vodovnik, et Hameed, «Role of Telemedicine in Multidisciplinary Team Meetings».
[11] Hubley et al., «Review of Key Telepsychiatry Outcomes».
[12] Chen et al., «COVID-19 and telepsychiatry».
[13] Norwood et al., «Working Alliance and Outcome Effectiveness in Videoconferencing Psychotherapy».