Quel futur pour les soins infirmiers?

Dernière mise à jour 02/03/22 | Article
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Le résultat de la votation du 28 novembre 2021 ne va pas mettre un terme, du jour au lendemain, aux nombreux défis qu’affronte la profession. Toutefois, les débats ont mis en lumière la nécessité de disposer d’un plus grand nombre d’infirmiers et infirmières dotées de compétences élargies et d’une plus grande autonomie.

Les nombreux débats suscités l’an dernier par l’initiative sur les soins infirmiers l’ont amplement montré: la profession fait face aujourd’hui à de multiples défis dus, en grande partie, à une pénurie de personnel qualifié. En Suisse, 6200 postes d’infirmières (la profession étant en grande majorité occupée par des femmes, nous nous autoriserons à utiliser uniquement le féminin) sont aujourd’hui vacants (lire encadré).

Les soins infirmiers en chiffres

72'221: Le nombre d’infirmières diplômées dans les hôpitaux suisses d’après les données publiées en 2021 par l’Office fédéral de la statistique.

30%: En moyenne, la part du personnel formé à l’étranger. Il existe toutefois de fortes variations selon les régions.

Plus de 11'000: Le nombre de postes de soignants vacants en Suisse, dont 6'200 postes d’infirmières.

Plus de 70'000: Le nombre de soignants qui seraient nécessaires pour assurer la relève dans le secteur des soins d’ici 2029 en Suisse, selon l’Observatoire suisse de la santé. Parmi eux, il faudrait 43'200 infirmières.

Dans un proche avenir, la situation ne pourra qu’empirer. Le système de santé sera confronté à un problème de relève, car il lui faudra remplacer les nombreuses personnes qui partiront à la retraite. «On estime que le nombre d’infirmières de plus de 65 ans va doubler entre 2014 et 2030 en Suisse, indique Fabienne Fouchard, adjointe de direction à la Direction des soins des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG). Au cours des cinq prochaines années, on assistera donc à un départ massif de nos collègues.»

En outre, le vieillissement de la population «s’accompagne d’une augmentation des cas de maladies chroniques, de handicaps et de démences. Il faudra donc beaucoup plus de soignants pour les prendre en charge», souligne Jacques Chapuis, directeur de l’Institut et Haute école de la santé La Source à Lausanne. À cela s’ajoute la volonté de nombreux cantons de favoriser les soins à domicile. Les besoins en infirmières qualifiées ne feront donc que croître.

Des conditions de travail difficiles

Actuellement, environ un tiers des infirmières pratiquant en Suisse viennent de l’étranger. Étant donné que les autres pays connaissent eux aussi une pénurie de personnel, «cela pose un problème éthique», remarque Sophie Ley. La présidente de l’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) estime donc qu’il faudrait en former plus (lire encadré).

Quoi qu’il en soit, il ne sert à rien d’augmenter les effectifs des Hautes écoles si, comme c’est le cas actuellement, «quatre infirmières sur dix quittent prématurément la profession, dont un tiers avant 35 ans», selon la présidente de l’ASI. Il est donc urgent de stopper ce phénomène.

L’un des principaux motifs de départ vient des conditions de travail et de la difficulté à trouver un bon équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Même si les personnes qui choisissent cette profession savent qu’elles auront des horaires irréguliers, «notre activité est incompatible à long terme avec une vie familiale. On ne sait plus ce que c’est de passer Noël et Nouvel an à la maison», constate Béatrice Hirsch, qui a une longue expérience d’infirmière à l’hôpital et en EMS. 

Surcharge de responsabilité

Point de vue: des contours à redéfinir

L’autonomie des soins est un pas en avant, qui permettra de soigner plus de patients et plus rapidement. Mais qui dit autonomie, dit responsabilité. De chaque acte, qu’il s’agisse d’un diagnostic, d’une prescription, d’un geste, d’un soin, découle un risque d’erreur. Diagnostic erroné, traitement inefficace, effets secondaires ou complications, etc. Dans de tels cas, qui en porte la responsabilité auprès du patient, éventuellement aux yeux de la justice? Actuellement, lorsque le médecin délègue un acte, c’est lui qui en assume la responsabilité. Mais si le soin est décidé directement par l’infirmière ou par un autre soignant, il faut définir qui assume cette responsabilité et comment. Tant que cette question n’est pas clarifiée, l’autonomie ne peut pas avancer!

Dr Henri Kim de Heller

Pour améliorer la situation, il faudrait permettre aux infirmières de planifier à long terme leurs périodes de travail et de congé. «Aux HUG, nous nous y efforçons, remarque Fabienne Fouchard. Toutefois, un hôpital prodigue des soins 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 et il est parfois difficile de concilier les souhaits du personnel avec l’offre en soins nécessaire aux patients.»

C’est en effet là l’un des principaux nœuds du problème: «Il y a un manque flagrant de personnel dans les équipes, souligne Sophie Ley. Cela conduit à une surcharge de travail et de responsabilité. Les infirmières – et plus généralement les soignants – sont soumises au stress, ce qui peut les conduire au burnout.» En outre, cette situation est préjudiciable pour les patients. «Des études menées en Suisse montrent que, quand une infirmière d’un service hospitalier a en charge trop de patients, le taux de complications et même de mortalité augmente», souligne la Pre Manuela Eicher, directrice de l’Institut universitaire de formation et de recherche en soins de l’Université de Lausanne (IUFRS). Sans oublier, souligne Sophie Ley, que s’occuper de patients «s’accompagne d’une charge émotionnelle».

Sans résoudre le fond du problème, quelques solutions, a priori simples, pourraient améliorer les conditions d’exercice de la profession. Comme celle adoptée depuis plus de vingt ans dans certains hôpitaux américains, «dans lesquels les infirmières sont dotées d’un dictaphone qui leur permet d’enregistrer, en temps réel, la tension de leurs patients ou de résumer les discussions qu’elles ont eues avec lui, explique Béatrice Hirsch. Cela leur évite d’écrire un rapport et leur fait gagner du temps». Dans un autre registre, l’ouverture de crèches et de garderies dont les heures d’ouverture sont compatibles avec les horaires de travail faciliterait la vie familiale des parents de jeunes enfants.

Vers plus d’autonomie

Quant à l’attractivité du travail, souvent jugée trop faible par les intéressées, elle pourrait être améliorée par une plus grande autonomie laissée aux infirmières. Dans ce domaine, le canton de Vaud a pris les devants. La loi sur la santé publique de 2017 a créé la fonction d’infirmière praticienne spécialisée. Les titulaires de ce Master «peuvent, en plus des soins prodigués, prescrire des examens et des médicaments», précise Jacques Chapuis. Dans les pays anglo-saxons et d’Europe du Nord, qui sont pionniers en la matière, «elles peuvent même prescrire des chimiothérapies et faire certaines interventions chirurgicales», constate Manuela Eicher.

D’autres cantons, comme celui de Neuchâtel, devraient bientôt emprunter la même voie. Celui de Genève accorde quant à lui un peu d’autonomie à ses infirmières. «Nous disposons de consultations infirmières dans le domaine du diabète et de la stomathérapie, notamment. L’infirmière praticienne spécialisée évalue l’état de santé, les besoins en soins et identifie les ressources des patients, afin de définir avec eux des objectifs individualisés, explique Fabienne Fouchard. Il y a énormément de domaines où l’on aurait besoin de développer ce type d’approche.»

Tout en saluant ces avancées, la présidente de l’ASI constate de son côté qu’il y a encore bien du chemin à faire. Il faudrait, selon elle, commencer par accorder une plus grande indépendance aux soignantes dans des prestations qui figurent parmi leurs compétences de base. «Elles ne peuvent pas mettre des bas de contention à des patients sans ordonnance ou faire leur toilette sans en avoir reçu l’ordre du médecin, car sinon, ces actes ne peuvent pas être remboursés par l’assurance maladie.»

Mieux encadrer l’interprofessionnalité

Dans le domaine de la santé, la tendance est à l’interprofessionnalité. L’Office fédéral de la santé publique a lancé en 2017 un programme pour la promouvoir et l’Académie suisse des sciences médicales lui a consacré une charte dont elle vient de publier la deuxième version. Le principe est simple: il s’agit de faire collaborer étroitement tous les membres d’une équipe – médecins, infirmières, mais aussi aides en soin d’accompagnement, assistants de soin et de santé communautaire, physiothérapeutes, ergothérapeutes, psychologues… – afin d’améliorer la qualité et la sécurité des soins.

Dans la pratique, on est encore assez loin du compte. «Une bonne interprofessionnalité devrait être orientée vers les besoins des patients et de leurs proches. Dans une situation donnée, la responsabilité devrait alors être assumée par une personne de l’équipe, en fonction de ses compétences professionnelles», précise la Pre Manuela Eicher, directrice de l’Institut universitaire de formation et de recherches en soins de l’Université de Lausanne (IUFRS). Ce qui signifie que chaque membre de l’équipe doit pouvoir exercer, de manière autonome, l’activité pour laquelle il ou elle a été formée. Dans les cursus de Master proposés par les Hautes écoles spécialisées et l’IUFRS, certains cours sont communs aux infirmières et à d’autres professionnels de santé. Mais cela ne suffit pas. Quand ils commencent à travailler, tous «ont beaucoup d’ambition et d’enthousiasme, mais ils se retrouvent dans un système qui ne leur permet pas de mettre en pratique ce qu’ils ont appris, ce qui risque de générer beaucoup de frustrations», constate Manuela Eicher.

À l’avenir, la mise en œuvre de collaborations efficaces entre les professionnels de la santé «dépendra de la volonté des responsables des institutions – directeurs d’hôpitaux, de services de soins à domicile, etc. – d’exploiter tous les moyens pour promouvoir l’interprofessionnalité». Certaines unités hospitalières l’appliquent déjà, mais cela reste encore des initiatives trop individuelles. «Il faudrait donc un encadrement beaucoup plus clair de l’interprofessionnalité, afin que celle-ci puisse s’exercer de manière durable, sans dépendre de la personne qui la promeut», conclut la professeure de l’IUFRS.

Des compétences accrues et élargies

La très large acceptation par le peuple, le 28 novembre dernier, de l’initiative sur les soins infirmiers a été saluée par les premières concernées, ainsi que par bon nombre de personnels et organisations du système de santé. Elle ne va certes pas changer la situation du jour au lendemain, mais c’est un signal fort envoyé au monde politique. La présidente de l’ASI estime qu’elle devrait «apporter des améliorations dans l’exercice de notre métier. Elle ouvre la voie à encore plus de professionnalisation».

Tous ses collègues ne partagent pas son optimisme, mais ils s’accordent sur un point: à l’avenir, plus encore qu’aujourd’hui, le système de santé aura besoin d’infirmières aux compétences élargies. «Les infirmières généralistes telles qu’on les connaît aujourd’hui ont vécu, constate Béatrice Hirsch. Elles devront être très spécialisées et ne seront plus les petites mains des médecins.» C’est aussi l’avis de Jacques Chapuis: «Très bientôt, pronostique-t-il, les infirmières qui iront au domicile des patients devront pouvoir faire des évaluations cliniques, poser un diagnostic, mais aussi prescrire et suivre des traitements.» Que les médecins de famille se rassurent, «ils ont tout à y gagner, comme le montre notamment l’expérience québécoise», souligne-t-il.

Pour faire face aux nombreux défis, «il sera aussi nécessaire d’investir plus dans la recherche en soins infirmiers, afin d’innover dans les soins et de développer des modèles de prise en charge répondant mieux aux besoins d’une société qui change et qui va encore changer», conclut Manuela Eicher. La profession, qui a déjà connu au cours des dernières décennies de profonds bouleversements, va donc poursuivre sa mutation.

Une formation très spécialisée

L’enseignement des soins infirmiers suscite un véritable engouement depuis qu’il est devenu universitaire. Les Hautes écoles spécialisées rivalisent d’innovations pour permettre aux étudiants et étudiantes de faire face aux évolutions futures de leur profession.

2002 a marqué un tournant dans l’enseignement des soins infirmiers. Cette année-là, la Suisse Romande a décidé que les infirmières seraient formées uniquement dans les Hautes écoles spécialisées (HES), c’est-à-dire qu’elles bénéficieraient d’un enseignement de niveau universitaire. Cette mesure a provoqué «un essor extraordinaire de cette formation», constate Jacques Chapuis, directeur de l’Institut et Haute école de la santé La Source à Lausanne. Dans l’établissement vaudois, comme à la Haute école de santé Genève (HEdS), les étudiantes affluent et «nous avons dépassé la capacité de nos salles de cours», constate la directrice, Marie-Laure Kaiser. L’engouement s’est encore accru lorsqu’en 2007, en plus des diplômes de Bachelor, les HES-SO et de Lausanne (UNIL) ont mis en place un Master et un doctorat en sciences infirmières.

«La première infirmière titulaire d’un doctorat est sortie de l’UNIL en 2012. À l’Université de New York aux États-Unis, c’était en 1947! remarque Jacques Chapuis. Nous ne sommes donc pas en avance.» Il reste qu’en Suisse, le canton de Vaud et celui de Bâle font figure de pionniers en la matière. Genève pourrait suivre puisque «la HEdS est en train de finaliser un projet de collaboration avec l’École doctorale en santé globale de l’Université de Genève», indique Marie-Laure Kaiser.

À cela s’ajoutent des formations post-grade spécialisées. «Notre profession est l’une de celles qui en ont le plus», souligne le directeur de l’école La Source. Les infirmières peuvent en effet se spécialiser dans de nombreux domaines de soins, de la néonatologie à la psychiatrie, en passant par les soins intensifs, l’anesthésiologie, les soins à domicile et bien d’autres.

Les candidates ne manquant pas. Pour limiter la pénurie, il serait donc a priori possible d’agrandir les HES afin de former beaucoup plus d’infirmières. Il y a toutefois un problème: le cursus requiert de faire des stages. Or, aujourd’hui, constate Jacques Chapuis, «les places de stage sont saturées». Pour l’instant, la situation est moins critique à Genève où il y a «encore des marges d’extension possible», remarque Marie-Laure Kaiser.

Des pratiques simulées

La tendance est aussi au recours à la simulation, les étudiantes apprenant leur métier en s’exerçant sur des mannequins, des acteurs et bientôt sur de vrais patients. À la Haute école genevoise, les futures infirmières, médecins, physiothérapeutes, diététiciennes, etc., travaillent de concert, ce qui permet, souligne la directrice, «de les former à l’interprofessionnalité» (lire plus haut).

Dans ce domaine aussi, le canton de Vaud a été un précurseur. Depuis 2018, il dispose, sur le site de l’école La Source, d’un «hôpital simulé» renfermant 21 lits, ainsi que de deux studios pour l’apprentissage des soins à domicile. «Les étudiantes y suivent des cours d’habileté technique et d’intégration des savoirs, indique Jacques Chapuis. Cela va de l’exercice simple à la résolution de scénarios très complexes.» Le canton prévoit d’ailleurs de construire un centre trois fois plus grand qui devrait être achevé en 2027-2028. Ce sera, pour Jacques Chapuis, un bon moyen «de réinventer les stages, une même place pouvant être occupée par deux étudiantes, l’une venant le matin, l’autre l’après-midi».

Un laboratoire de l’innovation

Les établissements d’enseignement doivent aussi prendre en compte la tendance actuelle favorisant le maintien à domicile plutôt que l’hospitalisation, tout particulièrement pour les personnes âgées. «Ce transfert de l’hospitalocentrisme vers les soins communautaires s’accompagnera de changements de pratique, de gestion, de matériel – notamment pour la télémédecine», souligne Jacques Chapuis.

Pour y préparer les futures infirmières, l’École de La Source a mis en place il y a trois ans un «laboratoire de l’innovation», permettant aux étudiantes de côtoyer des ingénieurs, des développeurs informatiques, etc., afin «qu’elles apprennent ce qu’est le processus de l’innovation et qu’elles puissent y prendre part en apportant leur propre expertise. C’est, ajoute-t-il, de l’interprofessionnalité 2.0».

Les HES romandes ne manquent donc ni d’idées, ni de projets. Pour leurs directeurs, l’important est surtout de souligner que cette formation universitaire n’est pas un luxe mais une nécessité. «Compte tenu de la complexité des problèmes de santé, qui ne fera qu’augmenter dans le futur, on a besoin d’infirmières ayant une autonomie de réflexion, qui lisent les articles scientifiques et peuvent intégrer leurs résultats dans leur pratique», souligne Marie-Laure Kaiser. Et Jacques Chapuis d’estimer qu’une «formation non universitaire pour les infirmières n’a aucun avenir, ni dans notre pays, ni ailleurs dans le monde».

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Paru dans Planète Santé magazine N° 44 – Mars 2022

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