Prévenir plutôt que guérir: oui, mais comment?

Dernière mise à jour 11/06/24 | Article
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Les coûts de la santé prennent l’ascenseur. Pour inverser cette tendance, la population devrait idéalement moins recourir aux soins. Les milieux de la prévention s’activent pour y parvenir, mais la tâche est complexe.

En chiffres*

49%** de la population suisse a des difficultés à comprendre les informations en matière de santé. Cette faible littératie en santé touche principalement les personnes dans une situation financière précaire et avec un bas statut social.
79% des décès enregistrés en 2022 étaient liés à une maladie non transmissible (MNT).

3 milliards de francs par an c’est le coût des traitements médicaux dus à la consommation de tabac.

9'500 décès sont liés à la consommation de tabac chaque année et 1553 à celle d'alcool.

43 millions de francs est le budget de Promotion Santé Suisse pour l’année 2024.

52 milliards de francs ce sont les coûts directs des MNT en Suisse en 2011. Il s’agit des dépenses utiles à financer des mesures médicales et non médicales, mais cela n’inclut pas les coûts indirects liés à la perte de productivité, entre autres.

7,86 milliards de francs ce sont les coûts causés par les addictions en Suisse en 2017. Ceux-ci englobent les dépenses des soins de santé (49% de ce montant), les pertes de productivité et les poursuites pénales.

* Observatoire suisse de la santé: obsan.admin.ch

** Tiré de l’étude Health Literacy Survey Schweiz 2019–2021.

La prévention des maladies, qu’elles soient transmissibles ou non (lire encadré), est un levier efficace pour éviter que la population ne tombe malade et ait recours à des soins coûteux. Pourtant, «la prévention reste le parent pauvre de la politique de santé en Suisse», explique Raphaël Trémeaud, responsable Prévention dans le domaine des soins à Promotion Santé Suisse. Selon le dernier pointage de l’Observatoire suisse de la santé1, les dépenses nationales liées aux actions de prévention ne s’élèvent qu’à 6,2% des dépenses globales du système de santé. Les disparités entre les cantons sont cependant importantes. Parmi les plus gros contributeurs dans ce domaine, il y a Neuchâtel (12,4%), Vaud (10,2%) et le Valais (7,6%).

Pourtant, investir dans la prévention peut rapporter gros. À titre d’exemple, «une étude menée en 2010 en Suisse a montré qu’un franc investi dans la prévention de l’alcoolisme permet de réduire les coûts directs et indirects (dépenses de santé et coûts sociaux) des maladies associées à l’alcool de 23 francs. Pour le tabac, ce montant atteint 41 francs2. Ces chiffres montrent qu’il faut mettre en place un dispositif efficace en amont des soins aigus prodigués dans les hôpitaux», explique Stéphanie Pin, cheffe du Département promotion de la santé et préventions à Unisanté, à Lausanne. Un avis partagé par Marie Léocadie, responsable du secteur Promotion de la santé et prévention des maladies au sein de l'Office de la santé du canton de Genève: «Le système de santé actuel est avant tout un système de soins. Il a été conçu pour répondre aux besoins d’une population jeune et est basé sur des soins de haute technicité délivrés par les hôpitaux. Il n’est ni dimensionné, ni organisé pour répondre aux enjeux du vieillissement de la population. Il ne laisse que très peu de place aux actions de prévention permettant d’agir sur la santé de la population.»

Responsabilités individuelle et collective

Chaque individu est libre d’adopter un mode de vie sain ou pas, mais l’environnement dans lequel il évolue a une influence sur sa santé. «Mieux informer la population sur les risques de certains comportements est important, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi agir au niveau législatif et réglementaire, via des taxes ou des limitations de la publicité par exemple», précise Stéphanie Pin.

Agir structurellement sans faire peser uniquement la responsabilité sur les épaules des individus est donc indispensable. «L’enjeu structurel n’est pas encore une priorité dans notre pays, poursuit Raphaël Trémeaud. Les instances politiques sont conscientes qu’il est important d’investir dans la prévention. Il n’y a toutefois pas de solution simple et rapide à ce problème complexe. Il faudrait commencer par désenclaver le domaine des soins de celui de la prévention. Aujourd’hui, un médecin gagne sa vie en facturant un acte. Demain, il faudrait davantage valoriser le temps qu’il passe avec son patient, ce qui permettrait d’éviter certains actes!»

Pour rappel, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la santé est un état de bien-être global, qui englobe les aspects physiques, mentaux et sociaux. Et socialement, tout le monde n’est pas logé à la même enseigne, ce qui peut altérer la santé physique comme la santé mentale. «Les conditions de vie, l’environnement, l’habitat, l’éducation, les conditions socio-économiques pèsent beaucoup plus lourd dans la balance des déterminants de la santé que les soins. La précarité financière, l’absence de soutien social, le faible niveau de compétences en santé ou encore une mauvaise maîtrise de la langue locale font partie des facteurs de risque pouvant altérer l’état d’un individu», précise Marie Léocadie.

Un exemple concret de cette disparité sociale est l’accès à une alimentation saine. «Manger bio et local n’est peut-être pas la première priorité des personnes qui peinent à boucler le mois, explique Lysiane Mariani, directrice de l’Office de la promotion de la santé et de la prévention du canton de Neuchâtel. Selon les ressources que l’on a à disposition, l’on est plus ou moins outillé pour prendre soin de soi. Il faut faire attention à ne pas culpabiliser les personnes.»

Taxes et interdictions?

La campagne «MayBe Less Sugar», pilotée par diabètevaud et menée pour la première fois en Suisse romande en mai 2023, est une bonne initiative. «Ce projet a été conçu pour permettre à la population de mieux se rendre compte de sa consommation de sucres ajoutés. Nous avons mis à disposition un calculateur de sucres en ligne et avons aussi mené, grâce à différents partenariats, des actions de sensibilisation. Plus de 7000 personnes se sont inscrites sur le site en 2023, ce qui a dépassé nos attentes», se réjouit Léonie Chinet, ancienne secrétaire générale de diabètevaud. Et de poursuivre: «Il a toutefois été difficile d’atteindre certaines tranches de la population. Les personnes qui ont joué le jeu étaient déjà attentives à ces questions.» Tiffany Martin, cheffe de projets à diabètevaud précise: «En 2024, nous avons essayé de toucher davantage les jeunes et les personnes en situation de précarité. Pour y parvenir, nous avons pris contact avec des organismes œuvrant avec ces deux populations afin de proposer des ateliers. Nous avons aussi tenu un stand de dégustation à Ouchy, afin de sensibiliser un grand nombre de personnes. Nos messages sont positifs et non culpabilisants. Cependant, pour réussir à avoir un vrai impact sur la santé, il faut aller plus loin en taxant les sodas ou en changeant l’étiquetage de certains mets trop sucrés par exemple, afin de mettre en garde les consommateurs.»

Reste que les industries, qu’elles soient agroalimentaires, du tabac ou de l’alcool, sont très influentes dans notre pays. De son côté, «le Portugal3 a instauré plusieurs mesures visant à taxer les boissons sucrées ou à limiter le marketing sur ces produits auprès des jeunes et les résultats sont parlants: en dix ans, la prévalence du surpoids chez les enfants a diminué de 38 à 30%!», conclut Stéphanie Pin.

Maladies transmissibles et non transmissibles: la prévention est partout

La pandémie a parfaitement illustré la façon dont les cantons peuvent agir pour limiter la propagation d’un virus au sein de la population. Ce type d’action est semblable pour un grand nombre de maladies transmissibles: messages de sensibilisation sur les pathologies infectieuses, campagnes de vaccination s’il y a lieu, explication des modes de transmission et des moyens pour les limiter. «À titre d’exemple, dans le cadre de l’épidémie de "variole du singe", un dispositif de vaccination et de dépistage a été mis en place au plus près de la population cible, via les associations et lieux de soins déjà impliqués dans la prise en charge des maladies sexuellement transmissibles. Cette campagne a permis d’administrer près de 1700 doses de vaccins», explique Marie Léocadie, responsable du secteur Promotion de la santé et prévention des maladies au sein de l'Office de la santé du canton de Genève.

Autre exemple qui concerne cette fois les seniors: les différentes actions de promotion de la vaccination contre la grippe menées par plusieurs cantons afin d’éviter des complications chez les personnes de plus de 65 ans.

Quant aux cas de maladies non transmissibles (MNT), ils ne cessent de croître. Selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), aujourd’hui un quart de la population suisse souffre d’une des cinq MNT suivantes: diabète, cancer, maladies cardiovasculaires, affections respiratoires chroniques ou encore troubles musculosquelettiques. Sans grande surprise, elles constituent les causes de décès les plus fréquentes. «80% des maladies cardiovasculaires pourraient être évitées en agissant sur des facteurs de risque correspondants», explique Stéphanie Pin, cheffe du Département promotion de la santé et préventions à Unisanté, à Lausanne.

Parmi les initiatives concrètes entreprises par Unisanté, il y a la labellisation de certaines agglomérations, baptisées «Commune en santé». «Elles ont créé des places de jeux intergénérationnelles, des fitness urbains, des parcours pédestres, entre autres. Elles encouragent leur population à bouger davantage», se réjouit Stéphanie Pin. Le Bus santé est aussi un exemple d’initiative qui va à la rencontre des gens. «En plus des passages dans les communes, il s’arrête devant les épiceries et propose des dépistages et conseils gratuits. Cela permet d’atteindre les personnes plus vulnérables là où elles se trouvent», poursuit la spécialiste.

La promotion de la santé mentale est aussi un axe important partout en Suisse, surtout après la pandémie qui a causé une détérioration de celle des jeunes notamment. À titre d’exemple, Santépsy.ch, qui œuvre dans les cantons latins, propose outils, conseils pratiques et informations sur ces questions. Le canton de Neuchâtel donne de son côté des ateliers en santé psychique dans un grand nombre de classes de 11e année afin de faire de la prévention contre le suicide.

Enfin, les addictions sont évidemment aussi un enjeu de santé important. L’OFSP a adopté une stratégie nationale des addictions pour la période 2017-2024. Elle «repose sur un équilibre entre responsabilité individuelle et soutien aux personnes qui en ont besoin», peut-on lire dans l’introduction de la brochure qui y est consacrée. Et malheureusement, elles sont nombreuses à souffrir d’une dépendance. Rien que pour l’addiction à l’alcool, on estime qu’elle touche 250’000 personnes en Suisse. Des programmes de sensibilisation sont régulièrement proposés par les acteurs impliqués. Les cantons de Genève et Vaud, notamment, se sont dotés d’une loi interdisant la vente d’alcool à l’emporter la nuit (21h à 6h ou 7h). Une façon simple et efficace d’en limiter la consommation et qui a un impact positif sur les hospitalisations. Celles des jeunes ont nettement diminué.

L’industrie influence la santé

Les déterminants commerciaux ont un impact clair sur l'état de santé d’une population. Explications.

Bien que la cigarette ait fait l’objet d’innombrables campagnes de sensibilisation quant à sa dangerosité, elle reste accessible facilement. D’autres pays, comme l’Australie, ont adopté des politiques beaucoup plus efficaces pour dissuader les fumeurs (paquet neutre, interdiction de publicité, taxes dissuasives, etc.). «La Suisse est presque le pays le plus laxiste en matière de tabac. Il se classe 89e sur 90 dans le classement mondial des pays en fonction de l’ingérence de l’industrie du tabac dans la politique», explique Pascal Diethelm, président d’OxySuisse, association de prévention du tabagisme. «En cause, le faible niveau de taxation, qui se monte à environ 60% en Suisse (bien en dessous des 75% préconisés par l'Organisation mondiale de la santé (OMS)), la participation de l’industrie au Parlement et lors des consultations sur les lois tabac, ou les versements d’argent des cigarettiers à des partis politiques», explique Marie Léocadie, responsable du secteur Promotion de la santé et prévention des maladies au sein de l'Office de la santé du canton de Genève. «Notre pays a une conception très néolibérale et part du principe que l’État n’a pas à s’ingérer dans les choix de santé des individus. Pourtant, le tabac tue 9500 personnes chaque année en Suisse, c’est plus que ce qu’a fait le Covid», précise Pascal Diethelm.

Les déterminants commerciaux de la santé, à savoir les pratiques des acteurs commerciaux qui influencent les niveaux de santé d’une population, ont donc un impact non négligeable sur les décisions politiques ainsi que sur les comportements individuels. «On ne peut pas avoir une politique de prévention efficace sans prendre en compte les déterminants commerciaux. Ce concept assez nouveau intéresse désormais les universitaires et il permet de mettre un coup de projecteur sur les pressions exercées par l’industrie. Pour rappel, celle du tabac a manipulé la science en payant des chercheurs pour biaiser les études sur la nocivité de ses produits. La Suisse, qui a signé la Convention cadre de lutte antitabac de l’OMS en 2004, est très loin d’en adopter les directives», déplore le président d’OxySuisse.

Lysiane Mariani, directrice de l’Office de la promotion de la santé et de la prévention du canton de Neuchâtel, complète: «Chacun est libre de faire ses propres choix, cependant, cela doit être un "vrai" libre choix. Faire de la prévention contre les puffs auprès des jeunes à l’école, par exemple, c’est bien. Cependant, si l’adolescent croise quatre points de vente sur le chemin entre l’école et son domicile qui font la publicité pour ce type de produits, le choix n’est pas aussi libre que cela, d’autant plus lorsqu’on parle de mineurs. D’où l’importance, pour les politiques, de travailler au niveau individuel et structurel. L’office que je dirige collabore étroitement avec les communes et plusieurs partenaires de terrain. La complémentarité des types d’intervention et la proximité avec les différents publics cibles sont la clef de la réussite des campagnes de prévention dans tous les domaines. La promotion de la santé ne s’appuie pas que sur les réglementations et limitations, elle doit aussi miser sur des choses positives, comme promouvoir le plaisir de manger, favoriser l’entraide, créer des espaces propices à l’activité physique, entre autres.»

Pour rappel, les puffs sont des cigarettes électroniques à usage unique qui sont disponibles en de nombreuses saveurs attrayantes et fruitées et dont l’emballage est conçu pour séduire les jeunes. Pour le moment, elles peuvent encore être vendues aux mineurs en toute légalité dans certains cantons. Dès l’entrée en vigueur de la nouvelle Loi sur les produits du tabac, il faudra avoir 18 ans révolus pour en acheter et cela partout en Suisse.

Pascal Diethelm pointe du doigt un dilemme important: «Il faut être prudent avec les interdictions, car associer le tabagisme à la prise de risques est incitatif auprès des adolescents.» C’est effectivement un âge où certains aiment transgresser les interdits et se mettre en danger. «Le plus efficace pour prévenir le tabagisme chez les jeunes est de leur dévoiler les stratégies de séduction et de manipulation mises en place par l’industrie du tabac», conclut le président D’OxySuisse.

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Paru dans Planète Santé magazine N° 53 – Juin 2024

1. https://ind.obsan.admin.ch/fr/indicator/monam/_271

2. Évaluation économique des mesures de prévention en Suisse (bag.admin.ch)

3. https://www.ceidss.com/wp-content/uploads/2021/10/INSA-Infografico-COSI-Portugal_2019_ENG.pdf